Don Juan de Delteil
Composée en 1930, cette version romanesque du mythe n'a pris son titre définitif de Saint Don Juan, pourtant conçu dès cette époque, que plus tard , en 1961, dans les Œuvres Complètes . Ce volume ne conserve en fait que quelques textes, mi-romans, mi-épopées, qui reflètent l'hostilité de Delteil au cloisonnement des genres, voire à la notion de genre. Sans offrir les mêmes ressources polyphoniques que l'œuvre dramatique, le Don Juan delteillien se présente comme une œuvre baroque, assez longue si on la compare aux dimensions souvent plus réduites des nouvelles qui, aux XIXème et XXème siècles, restent le cadre de prédilection des variantes narratives du mythe. Delteil se situe dans la tradition- il choisit Don Juan Manara- mais il ne se prive guère d' inventer et de choisir dans la gamme des possibilités offertes par les multiples variations littéraires.
Ainsi conserve-t-il la fameuse liste des conquêtes du héros éponyme, le duel et le festin avec le Commandeur. La figure féminine centrale, si l'on excepte celle de la Vierge, dont le rôle est ici capital, n'est autre que Thérèse…Le Père brille par son absence et aucun valet d'importance ne sert vraiment d'interlocuteur à Don Juan. Notons enfin que le texte n'exclut ni le merveilleux ni le picaresque -Don Juan est un aventurier à la fois roué et naf- mais que l'un et l'autre sont traités sur un mode essentiellement parodique. L'ensemble relate la vie du héros de "son premier cri" à sa lente agonie, en sept chapitres, jusqu'à sa canonisation…

Nous assistons donc à la naissance de Don Juan, naissance placée sous la protection de Marie, pour qui l' enfant manifeste "de bonne heure", une "dévotion aigu, mystérieuse". Il fréquente assidûment la chapelle, Notre Dame de Marceille, qui lui est "dédiée". C'est là qu'il tombe de l'autel un jour qu'il tentait d'atteindre le Tabernacle. C'est là aussi que les enfants du village célèbrent son mariage avec Thérèse, sa compagne de jeu. Mais Don Juan "brunit, prend traits et nerfs" et devient "de plus en plus la proie du sang". Luttant contre sa sensualité grandissante, il ôte symboliquement l'anneau de fiançailles à Thérèse pour le passer au doigt de la statue de la Vierge avec laquelle il est désormais lié. Son enfance s'achève sur une scène tragique : jaloux de l'amitié qu'un cygne baptisé Virginie porte à Thérèse, il finit, dans un combat titanesque, par tuer le bel androgyne, au grand dam de sa jeune amie.
Avec l'adolescence, Don Juan découvre l'amour brutalement; il est violé par une bande de lavandières qui le laissent "anéanti, la chair stupéfaite, et pelurant sur il ne savait quoi". N'osant approcher Thérèse, il poursuit alors Soledad, "fillette noiraude", partenaire de ses jeux amoureux dont l'un tourne mal. Après une course folle en haut d'un amandier, Soledad tombe et meurt violemment. Don Juan, à la fois victime et meurtrier malgré lui, assiste ensuite au travail effrayant de la nature, au nettoyage du corps de Soledad par des myriades d'insectes.
Ces deux chapitres d'ouverture précèdent une réflexion sur le personnage de Don Juan au cours de laquelle le narrateur prend la parole pour faire la théorie du donjuanisme. Les anecdotes du début ont bien sûr valeur emblématique : elles démontrent la force du couple Eros -Thanatos et manifestent le triomphe de la foi, "charpente de l'être ". Don Juan professe une théorie : il mène croisade en faveur de l'amour physique " élevé", "à la hauteur d'un sacrement". Cette mystique de l'amour ordonne la suite du récit où Delteil retrouve la tradition littéraire dont il s'était échappé en premier lieu. A commencer par la séduction forcée de Thérèse, incarnation du rêve que Don Juan poursuit. Le duel avec le père de la jeune fille, le Commandeur " avec sa robe de chambre rouge à pois noirs, ses pantoufles vertes", est traité par la dérision. Une nouvelle fois, Don Juan tue, ce qui n'est pas sans conséquence sur la suite des événements :" Il semblait que le crime lui eût déboutonné les veines. Le sang mit le feu au sang".
Le quatrième chapitre, comme le précédent, s'ouvre sur une réflexion théorique-"A travers les femmes, il cherchait désespérément la femme, la surfemme; derrière la peau, le rêve; par-delà l'instant, l'Immortalité"- illustrée par des épisodes à valeur symbolique et paroxysmique. C'est tout d'abord l'incendie du couvent de Thérèse où la fièvre destructrice de Don Juan culmine. Emporté par la colère - Thérèse lui résiste- Don Juan ne cesse de repousser les limites de son entreprise de séduction et de possession charnelle des femmes. Le voici ensuite qui séduit les enfants, de plus en plus jeunes note le narrateur, et qui les initie, comme ces "pauvres gosses" croisés du côté de Burgos qu'il aide à ajuster "leurs petits instruments" alors qu'ils lui obéissent "plus morts que vifs…"
Sa concupiscence sans bornes l'incite à tout conquérir sans s'en tenir à la seule espèce humaine. Son insatiabilité s' exprime dans la diversité de ses victimes mais aussi dans le choix des lieux où elles succombent. Elle l'amène notamment à posséder telle "pauvre fille" qui se refusait à lui en plein cimetière, sur les tombes de ses anciennes victimes dont la liste est ainsi rappelée. Don Juan, dans un élan sacrilège et nécrophile qu'encourage l'embrasement sexuel de la nature tout entière -"Il semblait que le cimetère fût en chaleur…"- déterre le cadavre de l'une d'elles. Il ne va pas plus loin et sa course dans le cimetière se finit par sa rencontre avec la Statue du Commandeur que, tradition oblige, il invite à dîner.
Le cinquième acte du récit narre le déroulement de ce dîner: Don juan est entouré de "deux moricaudes, à pulpe de velours, à yeux de mauvais anges" mais qui, précise le narrateur, ne sauraient être des "don juanes" car il n'est de Don Juan que sous les traits d'un homme. Il reçoit la Statue qu'il traite et apostrophe sur un ton burlesque et blasphématoire. Le dialogue entre les deux convives , loin d'être bref et terrifiant, s' éternise. Progressivement la Statue prend le dessus en dévoilant à son hôte la vérité sur ses victoires amoureuses présumées : Don Juan n'est qu'un homme objet, "le putain des femmes". Et la Statue d'adopter à son tour un ton sarcastique , de révéler au séducteur dont elle décrit la déchéance physique future et présente qu'il est syphilitique…
" Cet étrange nocturne" au cours duquel Don Juan est ridiculisé inaugure la dernière phase de la vie du héros : celle du repentir. Or se repentir, c'est repartir, retrouver les lieux de l'innocence, c'est à dire de l'enfance, de Thérèse et de Marie, ses premières amours. Don Juan mystérieusement convié à un rendez-vous galant par une lettre qu' il croit écrite de la main de Thérèse, chevauche avec impatience vers Notre-Dame de Marceille. Son voyage réveille de vieilles sensations fortes, émanant de "tout un chaud paysage d'ocres, d'ardoises, d'azurs, d'oranges, nuancé et violacé par le plus délicat des crépuscules, et couronné de roses". Les cinq sens en éveil, Don Juan renoue avec sa patrie, le soir de la Saint-Jean dont le narrateur évoque minutieusement le brasier. La date est chargée de significations : Don Juan, être solaire par excellence dans l'œuvre delteillienne, sans cesse associé au zénith, comparé à "un phœnix de pure argile" rêve avec exaltation, devant ce feu purificateur, de ses retrouvailles avec Thérèse. Le lendemain, il s'achemine vers la chapelle quand il rencontre un jeune homme " pur et frais comme un ange gardien" qui lui ouvre les yeux sur son égarement - la femme ne lui est pas hostile- et lui apprend que Thérèse vient de mourir. Son premier effroi passé, le héros se hâte alors vers Notre-Dame de marceille où ont finalement lieu ses retrouvailles avec Marie qui, pour la seconde fois, se substitue à Thérèse : " Alors Don Juan comprit. Il comprit que la lettre mystérieuse n'était qu'un stratagème de La Vierge pour le ramener au bercail"." L'anneau de chévrefeuille( c'est-à-dire de fiançailles) au doigt, et le cour affamé de Dieu", voici Don Juan détourné de "l'odor di femina "du premier chapitre et succombant à "l'odeur de sainteté" du dénouement. Il entre en pénitence au cloître de la Sainte-Confrérie de la Caridad, à Séville, où il met autant de zèle et de passion à expier qu'il n'en mettait naguère à pécher. Il exècre la nature dont hier il idolâtrait l'animalité brute. Repentant à l'excés, il soigne des pestiférés. Bientôt contaminé par l' épidémie, il découvre enfin " ce pont entre la sensualité et Dieu" qu'il avait tant "cherché sous le soleil", dans la progressive altération de ses cinq sens. Le mystère de la chair, qui n'est que "la substance de l'âme", lui est enfin révélé. Il peut alors "rayonner" devant la vision du Paradis qui l'attend, qui n'est autre que celui de Delteil, peuplé des amis de l'écrivain.

copyright MF- LD

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