" LA TETE EPIQUE "



" J'ai la tête épique" proclame Delteil en ouverture des Poilus, nous invitant à situer son entreprise dans un vieux débat, celui mené par Voltaire sur les mérites du genre épique et celui poursuivi jusqu'à ce siècle par qui s'interroge pour savoir si le Français a bien la tête épique plutôt que poétique ou romanesque…
Nous pourrions le suivre dans ce jeu d'échos littéraires et, à notre tour, nous demander si l'épopée n'est pas morte et, plus encore, si elle n'est pas un puissant contresens au XXème siècle ou un dangereux anachronisme…
Cette formulation négative oscillant entre deux pôles où l'on trouverait, d'un côté ce qu'il est convenu d'appeler des antihéros et de l'autre des héros d'un temps révolu, peu propres à éveiller en nous des émotions, donne bien la mesure du débat générique sur l'épopée. En même temps, elle permet d'affirmer que Delteil ne choisit pas une pente confortable, voire évidente et que revendiquer "une tête épique" n'est pas sans risque. Sans compter que c'est bien de tête qu'il s'agit et non de corps, de cœur ou de pieds! Certes, la formule est reprise mais Delteil, si prompt à proclamer "Physique d'abord!" rappelle aussi qu'il n'entend pas du tout négliger l'esprit et que sa cérébralité n'est pas morte.
Alors, on comprend qu'avec ce sujet, tout Delteil se joue et se met en œuvres, au singulier et au pluriel : le Delteil évident, celui qui crève les yeux, en bon partisan de " l'Œillisme" et le Delteil fin lettré, penseur, idéologue même à grandes enjambées. On ne fait pas de l'épique sans en connaître les règles comme on fait de la prose sans le savoir : c'est donc dans un subtil jeu de respect et d'irrespect des lois du genre que notre homme tâche à son tour de construire du mythe plus que de la légende dont en réalité il se méfie. Et ce, malgré son hésitation sur l'étiquette des œuvres qu'il publie : roman, épopée, biographie passionnée.
Dans les années qui nous occupent, de 1925 à 1931, Delteil acquiert par l'épopée aussi une célébrité, célébrité qui fait scandale. Par l'épopée encore, il agace puisque ses amis d'hier, surréalistes, l'excommunient pour des raisons idéologiques et littéraires tandis que ses ennemis d'avant-hier, le Claudel détracteur d'Iphigénie en tête, semblent se rallier enfin à son panache d'écrivain.
On n'écrit de l'épopée que de façon épique et en déchaînant autour de soi des batailles d'Hernani dont nous avons, hélas, perdu le goût et la saveur.
L'analogie entre l'entreprise héroÏque et l'entreprise littéraire est si vive, il n'est que de songer à cette annotation qui figurait dans l'exemplaire de travail de Jeanne d'Arc :

" Jeanne d'Arc fait ses batailles comme Joseph Delteil fait ses romans : Va, va, va! "

que l'on ne peut aborder l'épopée sans aller de l'une à l'autre, des topos épiques des grands modèles , du héros de même nom au poète et conteur qui le chante.

* * *

Le choix de l'épopée n'est pas innocent : il évoque non seulement le surgissement de la parole mais aussi la naissance du monde, du jour, ce qui, pour un primitif en littérature comme Delteil, est fondamental.
Cette mise en forme d'une parole primordiale est au cœur de l'histoire de l'humanité - dont elle se doit d'expliquer et de justifier l'existence - et de l'écriture littéraire. Genre noble par excellence, à peine supplanté par la tragédie, elle réunit en elle trop d'enjeux pour ne pas apâter un esprit comme Delteil. Elle s'ingénie à tisser un système de correspondances, une toile reliant les quatre points cardinaux. Elle convoque la nature et le cosmos, mettant aux prises l'homme et Dieu, l'individu et la collectivité particulière et/ou universelle.
A elle seule, elle est une gageure car elle prétend tout embrasser et tout éclairer. Cette étreinte de l'humanité engendre le mythe comme l'étreinte de la langue engendre le texte épique au service duquel, il convient non de tordre le cou à l'éloquence comme le préconisait Verlaine mais plutôt de l'"engrosser" , dixit Delteil. Là commence le respect irrévérencieux de l'auteur de Jeanne d'Arc pour ce genre. Point avec lui de distance du sujet, encore moins de discrétion du conteur épique…conteur oui puisque le texte qu'il nous livre est parole et convient à celui qui se donne à lire mais cultive la lecture à voix haute, qui récite les textes de Mac Orlan notamment. Les pages épiques peuvent passer l'épreuve du gueuloir.
Pourtant, malgré ces libertés, Delteil utilise tous les ressorts dont Aristote fait, dans sa Rhétorique et dans sa Poétique , la savante théorie. L'épopée delteillienne sera "mimésis", "hybris"; elle jouera de l'éthos de son narrateur et fera vibrer le pathos de son auditoire.
Mimétique, elle l'est dans son mouvement même comme dans son rythme. Se remémorant ses origines poétiques avec lesquelles elle ne peut rompre, la fresque épique martèle son évocation des combats et offre une structure que l'on peut juger parfois désarticulée. Cette fragmentation inhérente au genre se retrouve tant dans la genèse que dans la structure de nos œuvres. Ces deux facettes de la composition se rejoignent et se ressemblent étrangement. Nous ne reviendrons pas sur les techniques d'écriture de Delteil telles que les notes et manuscrits les dévoilent. Avec son lot d'expansions, de la phrase-clef et définitionnelle du héros à la liste de mots à employer en passant par le collage, l'épopée delteillienne est bien un métissage de procédés esthétiques .
De ce métissage initial surgissent des structures extrêmement cohérentes quoique fortement contrastées qui font du poème épique, selon Claudel,

"une forte poussée vers un but à travers un milieu prédisposé, qui laisse derrière elle un remuant sillage de spectacles, de figures et d'événements".

Lieu d'échos multiples- et cette figure mythologique de la Nymphe Echo trouve sous la plume de Delteil, bien des avatars, de l'écho inaugural des Poilus à celui avec lequel dialogue La Fayette, l'épopée va et vient de la bouche à l'oreille. Elle suppose un usage du leitmotiv mais aussi une reprise et un remodelage des clichés de toute sorte. Elle naît dans l'entre-deux qui va de l'imitation et de l'imitation d'imitations à la création, à l'inédit.
Une observation de sa structure révèle l'existence d'un parcours précis , quasi traditionnel du héros. Par les prémisses de sa naissance, par sa naissance généralement placée sous quelque signe supérieur, le héros épique delteillien ressemble à s'y méprendre à ses illustres aÏeux. Le parcours de Jeanne est placé sous l'image de Pâques, comme dans la perspective bloyenne à laquelle Delteil emprunte tant. Celui de Napoléon également puisque lui aussi voit son destin placé sous un signe pascal. Le temps de l'épopée est épique parce que signifiant et symbolique. Dans La Fayette , Le Vert Galant et Les Poilus , c'est autour d'un déterminisme naturel que l'action prend sens. La Fayette suivra son destin automnal; l'épopée d'Henri IV est placée sous le signe de la chasse; celle des Poilus sous celui des moissons et des vendanges, du vin et du sang réunis, une fois encore.
Il n'est que trop évident que les symboles de naissance et de résurrection se retrouvent partout. En outre, le déterminisme du calendrier rejoint un autre déterminisme, géographique, qui ancre chaque personnage dans un lieu : Napoléon surgit de la Méditerranée; La Fayette, Marquis de Chavaniac, est un être du Centre.
Alors, ce tracé d'une vie où le héros semble suivre un plan déjà établi ne risque-t-il pas d'en faire un être dépourvu d'originalité, de liberté surtout?
Nous répondrons à cette question par la négative même si une typologie du héros se dégage de nos différents textes. Le héros épique delteillien sera romanesque en ce qu'il conserve une part inaliénable de liberté face à ses actes. Il est épique par ses dimensions puisqu'il fait la synthèse des éléments qui l'ont vu naître.
Pour gloser Delteil lui-même, il est un être-pont , comme La Fayette qui fait le pont entre l'ancienne France et la nouvelle . Il peut dès lors se peindre à travers des couples de forces ou de qualités contraires : il est enfant et géant; il est homme de rêve et de terrain; il est surtout héros corps et âme.



Joseph Delteil voue un véritable culte à l'enfance. Il n'a de cesse de nous montrer que le héros épique est resté, profondément, un enfant et qu'il y a là l'explication essentielle de son héroïsme. La place de l'imagination , du rêve dans ses agissements en offre constamment la preuve. La projection de ses désirs, de sa foi dans le monde qui l'entoure, le sentiment que rien n'est impossible - pour gloser l'adage de notre auteur "Impossible n'est pas delteillien" - contribuent davantage encore à fixer cette image d'un héros enfant.
De l'être jeune en effet, le héros a la vivacité, l'impatience, le goût aussi du jeu. Ainsi, il n'incarne pas uniquement une image d'innocence totale et de spontanéité parfaite. Sa psychologie est plus complexe qu'il n'y paraît et il faut se défier des déclarations péremptoires du narrateur qui apporte, dans la matière de l'épopée, des touches non pas correctives mais complémentaires à ce portrait.
Point de héros sans mère qu'il convient, comme chacun sait, d'"aimer océaniquement" . La mère porte en elle outre la vie des personnages l'existence du récit épique puisque c'est souvent elle qui en introduit la profération. Double du narrateur- Delteil écrit dans ses notes préparatoires, qu'il aime le poilu"comme une mère"- elle met au monde l'événement à l'instar des femmes de Pieusse qui, dans Les Poilus , ont le redoutable rôle de proférer le mot interdit, un mot"bas" confie Delteil : "la guerre!" . Semblable au temps, au destin, véritable Cassandre, la mère qui donne la vie annonce aussi la mort.
Toutes les variantes de la Mère-Nature ou Patrie- renforcent la nature foncièrement enfantine du héros. Au fond, de l'attachement à la mère naturelle, il est peut-être facile de glisser à celui dont on comble la Nature, un pays, le rêve.
Pourtant, pour être, le héros rompt, désobéit. La Fayette fuit ses tantes, cet univers de femmes; Jeanne proclame :
"Eussé-je cent pères et cent mères, je serais partie" .
La désobéissance est indispensable et le héros une fois parti ne franchit plus jamais le seuil de sa maison natale comme en témoigne le dénouement de toutes les épopées. Le héros quitte alors un lieu souvent paradisiaque dans lequel ses vertus angéliques se sont exprimées et lui ont permis d'être en sympathie avec tout l'univers comme Jeanne qui parle l'"idiome des anges" et cause "avec le coq, avec le soleil" . Avant les prouesses, le héros a un pouvoir de communication dans une sorte d'avant-langage essentiel.
Le premier combat, celui contre le monstre imaginaire de Jeanne d'Arc, celui contre l'arc-en-ciel de Napoléon ou encore celui contre l'orage dans Les Poilus est une sorte de répétition générale où tout se joue. Le héros peut prendre le combat comme un jeu. Il est autant joueur qu'enfant si tant est que les deux termes ne fassent pas pléonasme. Napoléon est " le grand tricheur, le délinquant de génie" et il n'est pas jusqu'à Jeanne qui n'ait, "le sens de la ruse" .
Ainsi, dans l'enfant tout prend forme tant il est vrai que :
" les plus fortes, les plus sûres racines de l'homme plongent dans les molles veines de bébé".
C'est dans cette substance primitive à laquelle le héros "retourne"- au dernier acte de son existence il vit une incroyable régression vers le monde de l'enfance- que ce même héros doit sa force. L'infiniment petit rejoint ici l'infiniment grand puisque le géant ne remplace pas l'enfant mais s'ajoute à lui, dans une sorte d'analogie inverse qui inviterait à une autre lecture, ésotérique cette fois, des figures héroÏques. " Le génie du héros est comme la chair de l'enfant : sans un pli" . Le héros est maître du monde auquel il commande, telle Jeanne dans sa cour de ferme, mais il en est aussi le créateur à l'image du mystérieux personnage du poème Aube de Rimbaud qui réveille le monde sur son chemin, dans sa course. Il soutient la comparaison avec les plus célèbres : Napoléon n'est-il pas , nous dit Delteil, "le propre frère" de Michel-Ange ?
Car le héros n'est que l'habitation d'un rêve - pour gloser le beau titre de Jacques Laurans - dont nous pourrions offrir de multiples variations. Que l'on se souvienne sommairement des motifs avoués de l'excommunication de Delteil par Breton - "Il ne rêve pas!"- et l'on percevra sans hésiter toute l'ironie de ce constat : le rêve est au cœur de l'écriture delteillienne comme il est au cœur de la destinée de nos héros.
Nous n'entrerons pas ici dans le détail de cette question mais avouons qu'elle est passionnante. Contentons-nous d'observer que le rêve, topos épique dans ses versions prophétiques ou prémonitoires est aussi un langage transversal, sacré qui établit entre des sphères éloignées, un dialogue. Mais là encore, le rêve n'est pas simple dictée au héros de ses obligations de service ; il est un monde de symboles qui révèle une autre trame que celle qui se joue en surface. Ainsi l'imaginaire de Jeanne a les couleurs de son amour pour le Gentil Dauphin comme celui de La Fayette transforme son impuissance virile en réalisation des fantasmes les plus fous et les plus érotiques. Le rêve dit aussi les défaillances du héros ; il l'humanise et bien souvent, il est la nécessaire préparation à l'action. Qui ne rêve pas n'agit pas ; la vision onirique annonce les étapes glorieuses ou tragiques de l'aventure héroÏque.
Le héros delteillien type est un être d'imagination, à l'instar de La Fayette. Il n'est pas jusqu'à ses doigts qui ne soient "rêveurs". En bref, nous dit Delteil,
" Tout homme à l'âme vive rêve logiquement d'agrandissement, de possession du monde".

Ainsi, le rêve dont" il faut pousser les portes" selon Nerval nous conduit dans un autre monde, celui du désir incarné- excusez la redondance- en Carnalogie…Nous ne reviendrons pas sur les clins d'œil que Delteil adresse à son lecteur éventuel psychanalyste dans des pages où triomphe la souveraineté du symbole. Ecoutons seulement l'ultime conseil de Carnalogie :

" Agir ou rêver ? Rêve . Rêve et baise . Viens, voici mes bras au col de cygne, voici mes seins, types de ciel, viens . En moi sont les matins roses, en moi les cieux étoilés . Que chercher ailleurs qui vaille mon sourire de nacre et de marjolaine ? Le rêve le plus diaphane, c'est moi et la femme la plus dodue " .

Avec le rêve, le héros trouve la force d'agir mais aussi assiste au cauchemar de son avenir et de la violence de l'histoire. On y retrouve l'hybris caractéristique des épopées antiques et qui transparaît dans les techniques stylistiques utilisées: hyperboles, antithèses, hyperbates.
Et on finit par se demander, comme dans l'épopée classique, si le rêve n'est pas plus vrai que la vie. " La vie est un songe léger qui se dissipe" n'est autre que la phrase sous l'égide de laquelle nous débutons notre lecture d'Il était une fois Napoléon et qui comporte comme corollaire cette affirmation de Chateaubriand, cette fois : "Bien fou qui croit à l'histoire".
L'imaginaire a aussi une forte utilité narrative : combiné avec l'humour, presque toujours dans les récits épiques de Delteil, il assure une dédramatisation salutaire. Il offre également le seul moyen de rendre compte simultanément de deux faits, voire de deux fils conducteurs : celui des événements historiques et celui de la vie intérieure. Le tout dans une présentation typographique intéressante dont la modernité est évidente .
Avec Delteil, point de rêve sans ironie, dans les deux sens du mot. La philosophie du héros nous est pourtant livrée dans celle du rêve. Point d'utopie sans imagination. Qu'il soit "cérébral" ou "protoplasmique", comme l'écrit Delteil, le rêve libère :
" L' identité de l' homme , écrit-il, est dans son orientation. L' homme est une flèche aux trousses d' un rêve. Démêler ce rêve, saisir l' idée - mère et le pôle dans le vrac des faits et gestes, tel est mon objet. Ce que fait l' homme ici- bas n' est qu' une esquisse - le contrepied parfois - de ce qu' il rêve. On rêve rouge et l' on vit gris, hélas! Seul me passionne le rêve rouge" .

Et l'on comprend que Delteil ne conçoive le rêve qu'à travers son meurtre :

"Vous tous qui pleurez, foutez le camp. Vous tous qui rêvez, saisissez votre rêve à la gorge et faites- lui un bel enfant. Seuls les mots rêvent. Je ne rêve jamais" .

Alors le rêve a à voir avec l'écriture : il en est la source :

" Tu es bien l' incarnation de mon rêve, le personnage essentiel de mon drame, avoue-t-il à Jeanne, et si par chance tu n' avais pas existé, certes je me fusse donné les gants de t'engendrer de toutes pièces!

* * *
Enfant, géant, mu par un rêve fou qui a nom Asie, Amérique ou Gentil Dauphin faut-il le rappeler, le héros trouve son unité dans une harmonie du corps et de l'âme.Dans nos épopées, tant que corps et âme vont l'amble, la situation est sauve. Toute rupture n'est que le prélude au grand cataclysme, à la mort du protagoniste. La vision que Delteil offre de ce couple- " Tout homme a deux patries : la peau et puis l'esprit", note-t-il dans Saint Don Juan , est marquée du signe de la philosophie de Nietzsche mais aussi de celle qui nous intéresse, de l'épopée antique. Effectivement, on ne voit point dans un univers homérique de cloisonnement entre activités physiques et mentales. Le corps y occupe une place centrale et il nous semble souhaitable d'en résumer les caractéristiques majeures chez notre auteur.

Tout prend forme avec l'appétit qui " suffit à tout", lit-on dans La Fayette en écho au " vivre c'est avoir faim " du Vert Galant. Nos héros sont insatiables car "la vie est une table universellement servie" . "La suprême vertu" de Jeanne d'Arc tient en trois mots : " Appétit, appétence, désir" et l'on imagine bien ce qui a choqué et choque ici les esprits bien pensants!
A l'origine de la conquête, il y a l'appétit du ventre, symbole delteillien par excellence. Les plaisirs de la chère supposent en amont un art de vivre ( et de cuisiner) et en aval, le bon exercice des fonctions digestives. La table du héros épique est riche d'aliments symboliques dont l'Hymne au Lait de Jeanne d'Arc donne une idée, à l'égal de l'Eloge de la Pomme ou de la Tomate.
Un néologisme symbolise tout entier cet élément non folklorique mais essentiel : " la dentlonguerie" . Le héros delteillien nous offre un éventail très riche des dentitions les plus variées : dent longue, dorée, dure ou tigresque. Avec cette dent, nous quittons le monde de l'ange pour plonger dans celui de l'homme qui effraie tant le jeune La Fayette saisi par le combat entre couleuvre et lézard.
Alors , dès que le héros ne mâche plus, dès qu'il mâche mal, quand il ne satisfait plus les exigences de son estomac, il se met à zig-zaguer, s'acheminant plus ou moins promptement vers sa fin tragique. Tous nos héros subissent cette évolution. Le ventre, lieu des naissances, de la vie associé à la lune "ventre des nuits" à la Méditerranée "plasma" devient alors "cette sale marmite où s'abîment les substances de la vie" . Cet organe central "antithétique" selon Delteil est ausi bien sùr le symbole de la "faim de chair" sans laquelle le héros ne peut vivre.
Le héros delteillien n'est pas un être éthéré. Chacun sait bien qu'il est en pleine possession de ses "cinq sens" dont nous ne donnerons pas un descriptif détaillé mais qui tous agrandissent l'univers. L'oeil a les vertus de la pupille : elle se dilate à l'envi pas à l'inverse se rétracte pour ne plus voir que la vie et la mort dans leur dépouillement. Le génie est "double vue, myriadique vue". "Pénétrer l'essence des choses, question d'oeil, dit Delteil. Dieu est l'œil du monde. Chez Napoléon, l'intelligence a un fil, l'acuité, la fraîcheur de l'oeil d'Adam". Le héros, à l'inverse de nous, n'a pas vu ses sens "accomodés" . Delteil regrette que nous soyons " tous, mentalement, des daltoniens" et recherche à travers son héros "un oeil nu" celui grâce auquel il voit l'histoire "dans son relief immédiat" ajoute-t-il.
Le regard du héros sera pris en charge par celui du narrateur et la lecture n'est affaire que de pupilles qui se rencontrent.... De même les pleurs du héros épique qui ravivent les souvenirs de ces héros si fiers- Achille Patrocle, le Cid devant Burgos- lui sont indispensables. Ils marquent avec Delteil l'émotion mais aussi l'échec : "les larmes c'est du rêve qui se brise" confesse le narrateur . Sinon seul l'humain pleure et au jour du dernier jour de Jeanne souvenez-vous que " pas une larme ne voulut" de Cochon alors que, près de lui "dix mille hommes pleuraient" …
Delteil fait ainsi vibrer le pathos de son lecteur et reste là bien fidèle à l'esprit épique où l'émotion l'emporte sur tout le reste nous rappelant que telle est la vertu de la poésie plus que du roman.
Avec cet oeil adamique, il y a bien sûr la peau ,"ce qu'il y a de plus profond chez l'homme" dit Valéry, l'oreille grâce à laquelle le héros est à l'écoute du monde, et du Ciel , voyez Jeanne d'Arc ou Napoléon qui lui aussi entend des voix . Il y aura les bruits de la guerre, auxquels le héros commande ou qui l'assourdissent, littéralement, comme dans Les Poilus .
Il y aura enfin ce monde des odeurs dont Delteil cultive pour ses héros la franchise et parfois la pestilence : "Jeanne d'Arc respire a pein nez les lisses émanations du fumier" . Au fond on comprend mieux pourquoi Delteil choisit l'épopée : l'univers épique fait resurgir en l'homme des instincts nus libres du masque des convenances et c'est à travers l'épanouissement de ces cinq sens que se redécouvre la nature - j'allais dire l'espèce - humaine.…
Le paroxysme de perception, privilège du héros épique, fait de lui un "surhomme"… L'est-il aussi dans sa "faim de chair"?

Le héros épique embrasse le monde, métaphore de son désir de conquête où il ne poursuit qu'un rêve mais il commence par l'enserrer dans ses bras. Dans une sorte de scène inaugurale fort éloignée du premier combat dont nous avons parlé, il s'accouple avec la mère Nature :

" Jeanne s'étend dans l'herbe et de tout son corps prend le contact de la terre" ; "La Fayette )s'allonge(a) dans le gazon mystérieux, ventre à ventre avec l'herbe consanguine, bouche à bouche avec la mère terre" .

La faim panthéiste du héros ne se satisfait pas du seul corps humain. Curieusement même la sexualité " ordinaire" lui échappe souvent. Jeanne est bien sensible et au Dauphin et à Gilles de Rais mais elle résiste. Quant à Napoléon et à la Fayette, l'un croit " l'amour nuisible" et l'autre fuit l'étreinte comme la peste… avant de la retrouver en rêve. C'est que le héros- pardonnez cette substitution facile-ne peut s'accoupler qu'avec son rêve, une cause. Ce sera " la femelle Amérique" qui fera de La Fayette un homme. L'épopée, n'y revenons pas, n'est finalement que le lieu où se jouent deux histoires: la femme et la conquête y sont incompatibles comme en témoignent les croquis préparatoires de Delteil pour son La Fayette .
La tentation est pourtant bien là mais l'amour rapproche de la mort au point, dans tous nos textes ou presque, de finir par coÏncider purement et simplement avec elle, nul ne s'en étonnera. Dans cette perspective baroque, le héros déploie des vertus remarquables : pudeur, culte de la virginité de Jeanne.
Plus profondément, il ne satisfait pas ses appétits de chair parce qu'il est androgyne. Il est ange mais aussi et surtout il est l'Adam primitif, lequel inclut bien Eve en son" sein". Disséminées dans les œuvres, des remarques confirment cette observation : Jeanne est "Bayard femelle", "garçonne" ; La Fayette rêve d'"être femelle enfin" . Le héros rêve ici d'être passif et de se fondre au monde. Cela s'accorde à un désir de totalité et ne trahit nullement la tradition épique.
Ainsi le héros androgyne, tout entier symbolisé par le chevauchement sans lequel il n'est point de héros épique( "Jeanne vint au monde à cheval") chevauche-t-il les frontières, celles du masculin et du féminin mais aussi celles de l'idéal et du prosaÏque. Sublimant " la faim de chair", il la mue en "faim de sang", à l'instar de Jeanne d'Arc :

" Un lourd besoin de sang est en elle" et " au premier rang, (elle) frappe d'estoc et de taille, dans une sorte de joie panique, dans un formidable automatisme. Elle lave enfin dans le sang clair le trouble énervement de son corps… "

Delteil n'édulcore pas les basses réalités de la vie militaire : point d'épopée sans combats sanglants.


Formé par son combat initial contre un monstre qui menace symboliquement le soleil tant dans Jeanne d'Arc que dans Les Poilus , le héros se doit de reconnaître, comme le fera Saint François qu'"Il y a donc le carnage universel" , "l'entredévorement des êtres" dont parle François Mauriac.Tout combat célèbre la rencontre entre deux personnages aussi anciens que l'épopée elle-même : Eros et Thanatos.
A travers ce couple, Delteil retrouve la grave question de la cruauté dant il souligne l'ambivalence :

" Mettre à sac : quelle étrange volupté dans ces brefs mots, quelle immémoriale joie dans les moelles, et qui a l'air d'aller comme un gant à l'âme originelle de l'homme ! Chambarder, violer, massacrer ( et pour des prunes , pour le plaisir) : serait -ce donc là l'authentique mandat de la vie? "

Delteil se dit ouvertement contre la guerre et la lecture des notes préparatoires des Poilus confirme ses dires. Mais il rappelle aussi qu'il y a une animalité constitutive et même une animalisation nécessaire de l'homme. La chaîne de la vie est ainsi faite. L'épopée classique se plaît à exhiber des scènes de tuerie et Delteil paie naturellement son tribut à la tradition quand il décrit la galvanisation du peuple, des soldats, avant et pendant le combat. Il retrouve ainsi une autre constante de l'épopée qu'est la rencontre entre le héros et la masse à travers une action collective, même sanglante, où l'unité mythique du groupe se réalise.
Le corps du combattant est fortement érotisé, tel celui de Jeanne dans l'assaut des Tournelles dont nous ne saurions passer sous silence la description:

" Ses grands yeux noirs, ivres de poudre et de joie, jetaient des flammes sur l'adversaire. Son corps dégageait une puissance magnétique. A travers sa cuirasse fendue l'un de ses seins apparaissait, tendre comme la Touraine, fascinateur comme un canon. Ce sein, comme un serpent, hypnotisait l'armée anglaise. A cet instant, superbe d'énergie, de vie et de mort, Jeanne était toute entière un bloc de radium incendiant hommes et villes" .

Le portrait de l'héroine est en outre une belle leçon de modernité, très représentative de l'art de Delteil. Le grossissement épique le plus conventionnel passe par la réunion de deux symboles : l'un très ancien, celui du dragon, du serpent, voire du Phénix; l'autre on ne peut plus moderne du radium. La description suit aussi l'un des principes admis de l'épopée : un effet d'intense concentration et de dilatation .
Cette jouissance du combat est celle du spectateur ; elle s'accompagne aussi d'un effet humoristique dont Delteil ne fait jamais l'économie. Il suffit pour s'en convaincre de relire les récits de massacre de la Saint Barthélémy dans Le Vert Galant ou l'histoire de la mort du Gros Loucru dans Les Poilus qui annonce, ô combien, la description de la mort du Maréchal des logis Barousse, dans Voyage au bout de la Nuit de Céline.
Pourtant, Delteil ne s'en tient pas à une seule vision des combats et de la mort héroïque. Si l'hyperbole permet d'identifier le genre dans Jeanne d'Arc , son absence totale dans certains chapitres des Poilus nous fait basculer du côté de l'anti-épopée. A la prolixité du style là s'opposera la sobriété des "bulletins" ici. Ainsi, dans Les Poilus , Delteil répond-il à ses détracteurs : l'épique est parfois dépassé et l'hyperbole classique des milliers de soldats rendue bien vaine par confrontation avec une réalité de millions de morts.
C'est en ce sens que l'épopée réfléchit sur elle-même. L'épopée est pour Delteil un espace de liberté. " Grand Pan", plus encore que le roman, elle offre un lieu d'expression de soi à laquelle le héros épique prête son âme et son corps. Elle nous achemine vers une découverte du Delteil qui ne se veut pas historien -" je ne suis pas assez barbu pour être historien" avoue Delteil- ou moraliste, un moraliste qui ne peut s'empêcher de détourner l'idéologie comme il détourne les maximes, celles de La Rochefoucauld par exemple, ou les vieux clichés, dans ses titres de chapitres notamment. Elle nous achemine surtout vers la découverte du narrateur aux mille et une figures dont le pseudo historien et le moraliste ne représentent qu'une facette.


Au moins autant qu'Aragon, si ce n'est plus, l'auteur de La Fayette est un praticien de la polyphonie énonciative : il aime à jouer des rôles de narrateur extrêmement variés, il aime à déléguer ses pouvoirs à des narrateurs subalternes mais non mineurs; il aime enfin à échanger les rôles et à troquer son vêtement de conteur épique contre d'autres.
Lorsque nous partons à la rencontre de ce conteur, nous croisons des personnages concrets : une plume -et ce n'est pas une métonymie- aux pouvoirs merveilleux et infiniment réels, un corps écrivant qui n'hésite pas à entrer dans l'espace papier pour embrasser son héroÏne, Jeanne :

" Vite un baiser, mille baisers, petite cochonne, petite cochonne de mon cœur! "

Rappelons- mais ce sont là des lapalissades pour les delteilliens- que les héros de Delteil sont lui-même, qu'ils sont tous frères et sœurs, dans une sorte de famille épique bigarrée. Or Delteil, amoureux de Jeanne ou de Napoléon dont il "palpe fraternellement la tempe et la mèche noire" ne se reconnaît en ces êtres que parce qu'ils lui ressemblent, que parce qu'ils évoquent en lui non un physique mais bien une âme et une plume…
L'âme de son héros à laquelle Delteil confère comme Léon Bloy une éternelle jeunesse et réalité, ce qui explique l'importance des anachronismes ("je suis un homme perdu -perclus?- d'anachronismes" affirmait-il ), ne cesse d'appeler des apparentements. Ainsi, au paroxysme de l'assimilation entre le créateur et son personnage, nous découvrons un narrateur également androgyne.
Il suffit en effet de lire les passages que nous avons déjà cités à propos du héros androgyne en observant qu'ils ne comportent pas de guillemets pour que le discours soit à double entente. La confession de La Fayette-" être femelle enfin"- se mue en monologue intérieur du conteur épique. Ce procédé n'a rien d'exceptionnel dans nos œuvres. Delteil y recourt systématiquement tant il veut brouiller les pistes et laisser en suspens la question de l'identité du locuteur.
Bien plus, le narrateur androgyne ou qui rêve de l'être engendre des livres androgynes à l'image du liminaire Cygne androgyne avec "ses signes inconnus, insexués et doubles/ qui cinglent(…)sur les pages du livre…"
Androgyne comme son héros, le narrateur est en outre lecteur comme lui. Il est par exemple frappant de constater que tous les personnages épiques sont des lecteurs avant que d'être des héros, Jeanne exceptée! Ils ont des modèles, antiques ou contemporains ; ils tiennent le livre entre leurs mains mais aussi se laissent caresser -que dis-je envahir!- par cet instrument magique. Ainsi, le jeune Bonaparte

se déshabille, se couche. Mais ce petit lit est une véritable bibliothèque. Epars comme un vol de pigeons dans les draps, dans les plis de l'oreiller, à la queue leu leu par les couvertures, c'est un méli- mélo de livres. (…) Il feuillette tour à tour et rejette, il note, et cependant l'histoire du monde se déroule sur sa chair adolescente. Voici dans ses bras la République de Platon et les Commentaires de César, sur sa poitrine Sparte et Athènes, épée et fleur, un flot de récits le long de ses jambes, voyages en Turquie , en Chine, chez les Incas. Voici sur ses cuisses l'histoire des Califes arabes, sur son nombril les mesures de la grande Pyramide, et vers la plante de ses pieds le tableau des sectes brahmanes…"

Le narrateur s'abîme véritablement dans une image de lui-même; chaque épopée nous chante, derrière les prouesses, l'histoire de sa propre écriture. Deux exemples au moins viennent à propos confirmer ce que nous avançons.
L'un nous ramène aux origines de l'épopée, dans cet univers familial de la veillée au coin du feu où Delteil narre la façon dont, enfant, il écoutait et percevait la légende. Nous sommes dans La Fayette et le jeune Joseph écoute la complainte des Sergents de La Rochelle que

"récitait son père, le soir à la chandelle, en langue d'Oc".
A travers ce texte, on comprend que l'émotion épique est si forte qu'elle est atemporelle ou presque :

"J'ai souvenance de leur complainte qui fit pleurer toute mon enfance"

Suspendu au plaisir trouble d'une émotion tragique toujours vive, Delteil ne pourra que prendre la plume à son tour, prêtant au récit oral une forme écrite et, qui plus est, traduite en français.
Cela, nous le comprenons mieux encore dans Le Vert Galant puisque, à l'instar de Chateaubriand dépeignant la naissance de sa vocation d'écrivain, le jeune Joseph en promenade à Asté nous fait glisser du récit autobiographique mais relatif à son héros à la naissance de la parole épique :

"Immédiatement, j'évoquai ses premiers ans désolés"

Ces mouvements impérieux auxquels obéit le conteur sont l'instant où l'écriture se met en scène dans l'œuvre. Ainsi, si l'épopée delteillienne est autobiographique, elle ne l'est pas seulement par les parentés évidentes, dont nous pourrions donner de multiples exemples, entre le héros et son serviteur. Elle l'est aussi parce que le texte épique est le lieu des premières émotions de Delteil. Elle déclenche en lui des vélléités d'écrire qui se concrétisent immédiatement.
Alors le narrateur, conteur comme son père, à la recherche d'une langue primitive et directe, pour qui "au début il y a l'onomatopée", est en quête de lui-même, à la recherche de notre mémoire et de sa mémoire. Il pourrait faire siens les propos de Gide :
"Il serait temps que je dise enfin la vérité. Mais je ne pourrai la dire que dans une œuvre de fiction".

Ultime paradoxe, le "je" qu'il cherche est aussi, dit-il, "le je pluriel, le je de l'homme", dans lequel finalement nous devons nous reconnaître comme dans le héros dont il proclame également qu'il est nous-même. On connaît bien le "Jeanne d'Arc, c'est moi!"; il convient de lui ajouter le "Jeanne d'Arc, c'est toi!" toujours de la plume de Delteil .
Par-delà l'assimilation usuelle que propose toute épopée -le héros est un modèle quand bien même il réunit en lui des aspects que la loi ou la société réprouvent- nous voici contraints et forcés d'entrer dans le jeu. Cela tient à la poétique de Delteil : si les variations perceptibles d'une figure du narrateur à l'autre tiennent à l'habitation de son sujet, son art littéraire s'apparente à l'épopée elle-même : il sera combat et acte d'amour auxquels nous ne saurions, nous lecteurs, nous soustraire.
Pour Delteil, la littérature est tauromachique. Avant Michel Leiris et avec Henri de Montherlant, Delteil use et abuse de cette analogie. Les deux textes auxquels nous nous référons sont l'article que l'auteur de Choléra consacre à celui des Bestiaires ( dans DeJ.J.Rousseau à Mistral) et celui que Montherlant publie sur Delteil dans Les Nouvelles Littéraires du 18 septembre 1926.
Si Delteil, avec un déterminisme qui évoque celui de la naissance du héros épique, entreprend d'écrire comme on torée, "jusqu'à matar…" dira-t-il plus tard, c'est parce qu'il est lui-même venu au monde " le jour où le soleil entre dans le signe zodiacal du taureau".
En prêtant forme ainsi à sa mythologie personnelle, Delteil rejoint son héros, se traite lui aussi comme un personnage de ses œuvres, et conçoit l'écriture comme un combat.
Sous cet angle, tout se tient : la création est métaphoriquement une lutte entre matador et taureau ; la feuille blanche (le taureau est noir et l'écrivain noircit sa feuille) est une rencontre entre soi et soi, rencontre à risques…
Il peut par ailleurs sembler tout à fait paradoxal - quoique l'image ne soit pas nouvelle - de voir l'écrivain en matador : sa création est meurtre. Une fois encore, nous sommes face à l'un des thèmes - clefs de l'épopée, comme de toute littérature, qui est aussi préoccupation constante du poète. Delteil place la mort au centre de son œuvre et de sa perception du monde. Comme ses héros, il joue avec elle, la provoque et l'observe. Mais si l'on comprend ce que la mort a comme rôle dans une histoire d'hommes, on peut se demander ce qu'elle signifie dans le processus créatif, de naissance de l'œuvre. Nous nous contenterons pour l'instant de quelques réponses brèves:
- "la mort es la vido" disait Mistral que Delteil cite plusieurs fois. Ce couple baroque illustre une idée chère à notre auteur qu'il reprend dans ses présentations de la nature comme dans la mort de ses héros : les deux extrémités de la vie se touchent sont inséparables; tel est le sens de la vie. Sur un plan esthétique, s'il est vrai qu'

" il n'est pas (…) d'autre perfection que la mort" ,

c'est bien parce qu'une écriture qui ne court aucun risque vital ne présente à ses yeux que peu d'intérêt. Le plaisir qu'il tire de l'écriture, qu'il associe au jeu, semblable en cela au plaisir tauromachique, naît du combat avec la page blanche. Ce combat lui-même importe plus en somme que son issue fatale pour l'un des deux combattants qui est, nous l'avons vu, une composante de l'autre. Ainsi, peut-on également expliquer le dernier mot, énigmatique pour certains, coupable pour d'autres, des Poilus :

" LA PAIX
Hélas!"

Formule à double sens puisque la paix enfin retrouvée par l'humanité s'accompagne de la mort de l'épopée et de la paix du poète épique qui nous venons de le voir n'est certes pas son idéal personnel d'artiste, pas plus que l'achèvement n'est l'idéal du héros. De fait, dans le chapitre XIII de son épopée, Jeanne d'arc voit son action aboutir, la tristesse au cœur :

" Elle se sentait extraordinairement vide, dans cet état de vacuité absolue, enchantée et pessimiste que l'on éprouve à la fin de l'action. Le Roi sacré, sa tâche était faite, sa mission terminée. Tristesse du point final ! "

Une fois encore, le dernier mot appartient autant à l'héroïne qu'au narrateur…
La formule mortuaire " qu'il repose en paix" n'est pas pour Delteil écrivain même si l'homme , quant à lui, ne la dénie point.
La volupté du combat est donc d'autant plus forte que la mort est présente. L'écriture selon Delteil est une quête de la mort mais aussi de la volupté. Le plaisir que notre auteur trouve à cette entreprise est lié à sa domination de la langue française . Autrement dit, la création est d'abord un combat avec une langue. Delteil ne prétend pas que la langue dont il use le fait souffrir mais que c'est lui le bourreau et elle , la victime. La mort du taureau ne se fait pas sans souffrance, une souffrance mêlée de volupté.
Alors, le jeu dans lequel nous entrons en tant que lecteurs n'est pas sans risque puisque dans ce combat nous sommes aussi l'enjeu de la lutte. Montherlant, dans l'article auquel nous faisions allusion, détaille toutes les étapes de la séduction dont nous sommes l'objet :

" capter dans sa prose, comme dans l'étoffe d'une muleta , un public rétif, d'avance prévenu, et l'ayant ainsi capté, le faire aller ici, et là, partout où il ne veut pas jusqu'à le laisser enfin haletant et vaincu, dans une sorte de possession dont peu à peu il ira s'évadant tout étonné( et quelquefois enragé) de s'être laissé faire" .

Le lecteur dont rêve Delteil recherche, comme Napoléon, la caresse du livre. D'ailleurs, écrit delteil dans De J. J. Rousseau à Mistral , à propos du "diseur" de poésie :

"Son corps fait corps avec la poésie. Le lecteur et sa lecture, ils sont emmêlés comme deux amants. Ils font l'amour" .


En outre, Delteil exige de nous que nous reconstruisions son œuvre. Il nous associe dans ce "nous" si subtil et changeant, à son propre travail, nous invitant non à une lecture naÏve de ses textes mais bien à une reconnaissance des univers de références qui fourmillent : citations, citations de citations. Il nous veut pourvus d'un œil adamique mais averti quoique " oblique", dans ce jeu de "chat et de souris" auquel il nous entraîne.
S'il respecte les lois du genre épique en nous invitant à ces identifications multiples, il espère nous entendre reprendre la parole, ce qu'une fraternité puissante et épique symboliserait mieux que tout :

" Ecrire, c'est fraterniser; c'est fraterniser en jouant; c'est fraterniser en jouissant" .


Retour