Le cinéma passe un mauvais quart d'heure. On l'attaque de toutes parts, et de main
de maître. La rapidité même de ses progrès le désigne naturellement
aux coups. Ne s'est-il pas avisé ces temps-ci de devenir « parlant» ? Levant par là une patte menaçante
jusque sur le territoire littéraire! Haro donc sur le baudet! (Quelle jolie fable!)
Or, chose étonnante, personne ne se lève pour prendre sa défense.
Que les temps sont changés! Il Y a seulement trois ou quatre ans, au moindre péril, mille boucliers
se furent levés. Il était à la mode alors, peu dangereux encore; on complimente aisément
les enfants. Vive le cinéma: et l'on passait pour être à la page, à peu de frais...
Aujourd'hui, il a l'air bien seulet - aussi seulet que Charlot! C'est l'heure que ses ennemis sonnent la curée.
C'est donc l'heure aussi que les cœurs téméraires accourent à son
secours, si tant est que le gaillard en ait besoin.
L'assaillant de choix n'est autre que M. Georges Duhamel. Il vient de tracer de l'Amérique
la caricature la plus plaisante du monde, et qui évoque irrésistiblement, par sa saveur et son inoffensivité,
Molière et ses Femmes Savantes. Molière a tort, bien entendu, et Duhamel itou. Mais quel régal!
N'oublions jamais d'ailleurs que Duhamel est l'un de nos meilleurs esprits comiques et que, pour être quasi
invisibles, son ironie et son humour à froid n'en restent pas moins les traits les plus étranges
et les plus certains de son immense talent. On le verra bien quand il écrira son Knock. Par malheur,
la galerie a pris la comédie au tragique, et Duhamel pour Cassandre en personne. Il doit bien rire sous
cape, car il y excelle, et il y a de quoi. Figurez-vous qu'au cours de son livre, il décoche au cinéma,
américain ou non, quelques flèches pince-sans-rire qu'on feint de croire définitives, voire
quelques coups de poing que les gens intéressés vont brandissant çà et là comme
autant de coups de grâce. Quelle galéjade!
D'abord, de quel genre de cinéma s'agit-il? Il Y a une curieuse équivoque,
qui consiste à englober sous la dénomination de cinéma les élucubrations les plus pauvres
et les plus ridicules. Et de s'écrier:
« Plaisir d'ilotes!» Il Y a maldonne. Le cinéma-feuilleton est plaisir
d'ilotes exactement au même titre que le roman-feuilleton. Mais il est entendu que lorsque nous disons: le
cinéma, nous pensons à La Roue ou à Potemkine, de même que lorsque nous disons: la littérature, nous pensons à Valéry.
Hors de là, ce n'est pas sérieux. Et qu'il y ait jusqu'ici fort peu de chefs-d'œuvre au cinéma
ne fait rien à l'affaire. On publie bon an mal an 10.000 bouquins. Combien de chefs-d'œuvre là-dedans?
Autre chose: le cinéma a vingt ans d'âge environ; l'âge de la littérature
française à l'époque de Charlemagne. Il a le temps de faire ses preuves, et c'est pure injustice
de lui demander dès maintenant les fruits de la maturité. Il a mille ans devant lui pour produire
son Pantagruelou son Candide. Laissez-lui d'abord mettre les dents, que diable!
Dès maintenant, toutefois, il y a lieu de faire le point, en gros; d'établir
un compte doit
et
avoir.
Sans
entrer dans le détail des querelles et sans empoisonner la question de petites chicanes, il faut reconnaître
que le cinéma règne en maître sur notre temps. Depuis l'après-guerre, il est l'étoile
nouvelle qui guide souverainement les jeunes générations. Sinon lui, en tout cas son rythme et sa
grâce. Car les grands événements ne modifient pas seulement la dentelle des faits, ils renouvellent
l'atmosphère même où ils baignent, de sorte qu'on respire cinéma aujourd'hui comme, dans l'Italie de la Renaissance, on respirait peinture.
A partir d'un certain degré de dilution, d'une certaine dose d'influence, nul ne peut se soustraire à
la toute-puissante ambiance.
Le cinéma n'est pas un simple écran, c'est le milieu moderne. A ce titre, il constitue la plus importante invention humaine, depuis la découverte
de l'imprimerie.
A l'actif du cinéma, inscrivons hardiment ces deux acquêts:
1) La primauté de l'œil;
2) Le sens du mouvement.
Le cinéma a rendu sensibles à l'œil, a mis en chair et en os sous nos yeux,
l'univers, la vie. Que la planète est une boule colorée, sylvestre, agricole, industrielle, on l'enseignait
à l'école à coups de statistiques, mais nul n'en avait pleine conscience. On connaissait
la
Terre par l'intellect, c'est-à-dire par ouï-dire, ou plutôt par ouï lire. Désormais,
on la voit,
à
l'œil nu. Entre le monde d'avant le cinéma et le monde d'aujourd'hui, il y a la même différence
qu'entre un Baedeker et l'Italie.
La réalité prenant la place de la relation, l'image sensible et coïncidente
prenant la place de la description géométrique: voilà tout le cinéma.
Réalité mouvante, images en chaîne sans fin : et c'est la seconde
leçon du cinéma. Victoire de l'évolutif sur le statique, de la vie barbare sur la mon classique.
Après le vers de Baudelaire, il n'y a plus qu'à se taire, ou à devenir cinéma.
Le cinéma, c'est la substitution du concret à l'abstrait.
L Intransigeant, 20 juillet 1930, Le
Soir illustré, 9 août
1930
VERS LA PASSION DE JEANNE d'ARC