JOSEPH DELTEIL BRILLE
POUR TOUT LE MONDE
par Guy Darol
L’enchantement, c’est que la forêt n’est
pas neutre. Elle est miraculante. On sait par exemple que les contemporains de Merlin – nous sommes au 6e
siècle et le fou des bois vit au royaume de Strathclyde, alors Bretagne septentrionale – ont choisi la forêt pour échanger avec la divinité. On ne bâtit pas d’édifice
mais une clairière tient lieu d’intermédiaire entre le ciel et la terre. Le nemeton est une réduction du paradis, un espace où le temps s’abolit et où les contraires
s’annulent. La fabuleuse clairière n’est autre que l’éden des faibles, des malades, des tristes.
Elle favorise les réparations et permet de se transformer. Le faible y puise des forces tandis que le triste
retrouve l’entrain. Delteil a-t-il su qu’il existe en Brocéliande un Jardin de Joie, lui qui
écrit : « Joie du vert, verte joie » ? Et ceci : « Le vert
végétal est la couleur du néant, de la richesse et de la divinité. Et certes si j’imagine
le Paradis, ce n’est pas bleu mais vert ».
*
Ce dialogue avec l’arbre et son peuple, Delteil
le conduit en toute innocence. Il sait, nullement à la manière du savant, que l’harmonie passe par
la fusion. Il sent – encore le mot sentir – que l’homme s’appauvrit à s’éloigner de l’élémentaire.
Prendre soin de l’environnement ne change rien au problème. Il ne s’agit pas de préserver des espaces
qui formeraient une ceinture naturelle, car ce serait alors se placer à côté. Il
faut encore vivre le monde de l’intérieur, l’intégrer comme partie de soi. Ainsi, puiser dans le
monde sachant que ses ressources s’épuisent, c’est à coup sûr se condamner. Mais c’est un péril
matériel. Le vider de sa substance comme on écume une marmite, cela revient aussi à se vider
l’esprit. C’est concevoir l’homme à l’image d’un pot percé : vulgaire boyau avaleur et excréteur.
Quel dehors pour quel dedans ? Sans doute
faudrait-il inverser la question.
L’esprit fut puissant dans sa complicité
avec le monde. Tant que l’humilité, égale de l’humus, considérait la vie, l’homme et le socle
gagnaient ensemble. Puis vint le temps des esclavages. La soumission au règne des forts et à leur
logique d’éreintement eut finalement raison de l’esprit. L’énergie dont on parle aujourd’hui est
synonyme d’effort. C’est l’effort à produire pour sauver les meubles dorés de l’Empire. L’art et
la magie ont été liquidés, rejetés aux combles muséaux. Restent les puissances
d’argent, les enjeux de carrière, la mondialisation des profits, des échanges toujours plus douteux
entre les hommes et l’artifice, le pouvoir et les nuées.
Raclé par l’énormité des
machines, défrimé par les machinations, satonné par les gangsters, le monde a l’apparence
d’un champ de manœuvre. Le nemeton y est rare et les tertres de solitude sont à chercher entre
deux extensions industrielles ou quelques champs délivrés de leurs talus pour accroître le
blé blâfard. Le moindre bosquet perdu au cœur du paysage nivelé me fait
penser à la citadelle d’Oz dans le film de Victor Fleming. Comme Dorothy Gale, j’y vais en dansant.
*
Ce que Nietzsche dit dans son Crépuscule des idoles (« Savoir danser avec ses pieds, avec les idées, avec les mots »),
Delteil le fait. Et ce n’est pas dans la cohue des villes que tu trouveras le swing. À chacun sa transition
avec l’infini. Mon dancefloor abrite
le feuillage. C’est un bois où joue, à la lisière du ciel, le chœur des passereaux et c’est
un tertre aux loups, éminence verte surplombant la campagne depuis laquelle l’horizon
forme un cercle. Le cercle des gavottes entraînées par la bombarde au son aigu. Le cercle bras dessus
bras dessous des âmes nouées comme un seul être uni à l’adverbe toujours. Danser repousse
les frontières, le mur du temps, la déconvenue de devoir finir. Pour Delteil, la forêt est
une analogie du paradis terrestre. Elle associe toutes les ressources. Marcher dans la forêt sauvage, c’est
rejoindre la ronde chantée, libre chaîne qui rapprochent sans préséances le scarabée,
l’euphorbe, le chevreuil, le pinson et le promeneur. Nul n’est ici premier. L’arbre, ce trait d’union, consacre
l’unanimité. Dans sa malle à trésors, Delteil fut l’un des rares à auréoler
l’arbre du prestige divin.
Homme des bois, il se tourne vers François
d’Assise, c’est-à-dire l’amoureux panique, celui qui étreint le tout. Et il va à François
comme François se rend aux oiseaux, dans un même dessein de consentement au monde. Ce qu’il cherche,
la paix totale, une « fraternité universelle, jusqu’au brin d’herbe et jusqu’à l’étoile ».
Se souvient-il, à la façon des
images de l’imaginaire qui versent dans le souvenir, d’un temps sans ruptures, du temps des commencements où
s’écoulait, sans tarir, le bonheur d’être ? L’âge d’or, il ne le transporte pas aux cieux,
il l’envisage sur terre.
La terre n’est pas une géhenne sinon
pour ceux qui l’ont voulu ainsi, épouvantés par la vie lumineuse et le bon sens de la gaîté.
Il fallait poser des limites au mouvement, régler la danse sur le pas du sérieux. On a donc inventé
le travail, cadenas des fougues, boulet contre les élans, pour envelopper l’homme d’un carcan incompatible
avec la fête. Selon l’étymologie, cette science du retour au vrai, nous savons que le mot travail
est un équivalent du knout. Le tripalium, instrument
de torture à trois pieux, fut longtemps pratiqué aux dépens des oisifs, des hédonistes,
bacchiques du rigaudon et du grand appétit.
« La civilisation du travail :
voilà l’ennemi ! »
On devine, derrière l’imprécation,
l’univers doux : abolition de toutes les peines (contraintes, hiérarchies, convoitises…) et l’amour
en talisman.
*
On ne rêve plus. Joseph Delteil ne rêvait
pas. Exact ! Ce lui fut d’ailleurs reproché. Objet de la brouille avec André Breton au temps
que l’auteur de Choléra, alors paré de renommée, était un « surréaliste
en sabots ». Il ne rêvait pas : chez lui, la vie s’inscrit en rêve dans les courbes
du réel.
Sans doute préférait-il l’agir.
Exaspéré par le Mondain, univers voué à la semblance, aux rixes sans portée,
sans véritables emportements, il choisit l’écart, la vie radieuse et anonyme. Il revient aux sources
de jouvence où son inspiration ruisselle. Rentré au gisement natal, il prévient en sa langue
d’or des menaces qui pèsent sur l’homme, périls de vivre contre soi. Car son message inactuel
n’a jamais perdu en urgence. Il demeure aujourd’hui conséquent. Sa Deltheillerie, chronologiquement venue
après que La Cuisine paléolithique ait inventé le mode du raout à la sauce subjective,
compose un traité d’insurrection constamment applicable.
Devenu l’inconnu sur son propre terrain, Delteil
donne à la mouvance hippie l’un de ses meilleurs manifestes. Aujourd’hui que l’on commémore les
swinging sixties (chemises à jabot, vestes à brandebourgs, tuniques indiennes, sacs népalais
et les cheveux longs au henné), Joseph est passé à la trappe. Ignoré des précis
de la contre-culture[1], biffé
des ramages du tronc hip, il est pourtant de ceux qui indiquent la voie et agissent vrai.
Aurait-il apprécié qu’on le greffe sur ce coteau-là ? Pas sûr. Amateur de bons
mots, il se serait rangé au joug, à la condition que hippie soit entendu comme le cri de la pie,
un accroc dans la vie des nuées, des nids, des classifications. Jack Kerouac ne dépareillait pas.
Celui que l’on tient (dur et ferme) pour l’artisan de la Beat generation expliqua
dans Pageant [2]que
« Beat ne veut pas tant dire fatigué, ou éreinté,
que beato, béatifique en italien : être dans un état
de béatitude, comme saint François, essayer d’être absolument sincère avec chacun, pratiquer
l’endurance, la bonté, cultiver la joie du cœur. »
C’est
en poète, et non en doctrinaire, que Delteil illustre la toxicité du consumérisme. Seulement,
il ne se satisfait pas de l’idéologie naturelle
qui dit que la vie épanouie est celle
de la communauté recluse. Il ouvre la voie d’une nouvelle responsabilité : retrouver l’élémentaire
et l’exultation primitive. Il assume sa naïveté et prend le parti de l’innocence. Françoisier[3] au contact
de « tous les oiseaux de l’aube » (Guy Debord), Delteil montre
la voie sauvage, sente où la libellule est reine et le bon air salvateur. Il ne préconise pas des
solutions de survie, agencements pour sauver sa peau hors de l’emprise citadine. Il donne sa dérive en exemple.
Son exil, loin des chahuts urbains, est à prendre comme une méditation sur les bienfaits de l’écart.
Sa prose gagne en splendeur transparente. Après
le surgissement d’un style, baroque, polyphonique (Sur
le fleuve Amour, 1922) qui servira, dit-on,
de méthode à Louis-Ferdinand Céline, l’art du roman renouvelé cède la place
à cette technique du libelle en mosaïque dont La Deltheillerie est le modèle achevé. Sur le ton de l’autobiographie,
Delteil lâche tout : humeurs, sifflets, accords, fausses notes, clusters bariolés, loops euphoriques, morceaux d’ébriété, rire à la Dyonisos, éclats.
Et ce n’est pas pour rien qu’au-dessus je fais
poindre Debord, figure des menées séditieuses,
témoin du « grand nom de Paris ».
Paris, 1968. Je l’ai connu. Je fus dans le brasier,
échauffourées, débordements lyriques. Avec cette perspective du lendemain qui me délivrerait
de l’école, qui m’épargnerait l’armée, qui me rendrait à moi-même, enfin affranchi
du couple père-mère. J’ai connu, avec Romain (celui-ci me dit plus qu’à vous-même[4]), les
fugues nocturnes dans un Paris dont le décor coïncide exactement avec Les quatre cents coups de
François Truffaut. Et c’est ainsi qu’il me faut voir plusieurs fois l’an ce film-vestige, entité de façades cloquées, ornées de graffitis sentimentaux ou poétiquement
enragés. Car alors je retouche à ce qu’était la ville d’avant l’enlisement : populaire,
bienveillante, et dont la condamnation est minutieusement rapportée dans L’Assassinat de Paris, pamphlet contre les promoteurs rédigé par Louis Chevalier.
Guy Debord, qu’on n’attendait probablement pas ici, évoque Paris à de nombreuses reprises.
C’est le terrain élu pour exercer « la science des situations ». In girum imus nocte et consumimur igni célèbre rêveusement le « quartier où le négatif tenait
sa cour ». Au centre du 6e arrondissement se rassemblaient « des gens bien sincèrement
prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat ».
Un paragraphe de Panégyrique, tome premier, s’ouvre
sur cette phrase : « Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que
les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés ». Quelques
pages plus loin, Debord raconte son séjour en Auvergne (« la maison paraissait
s’ouvrir directement sur la Voie Lactée ») et une nuit d’orage.
« Rien dans l’art ne m’a paru donner
cette impression de l’éclat sans retour, excepté la prose que Lautréamont a employé
dans l’exposé programmatique qu’il a appelé Poésies. Mais rien
d’autre : ni la page blanche de Mallarmé, ni le carré blanc sur fond blanc de Malevitch, et
même pas les derniers tableaux de Goya, où le noir envahit tout, comme Saturne ronge ses enfants ».
L’éclat sans retour, une impression, cela ne pouvait jaillir du Paris muselé,
anéanti, vidé de ses bandits
lettrés. La ville dangereuse, vouée
jusqu’à la Commune de 1871, à l’insurrection, aux combats sanglants contre l’Autorité, succomba
peu à peu à la force désagrégeante de la pioche et de l’argent. Et comme il est écrit
par Claude Dubois dans sa préface à L’Assassinat de Paris, tombait alors
« l’inextricable alliance des hommes et des pierres ».
C’est en Auvergne que l’art produit son chef-d’œuvre.
Là, dans le ciel, et depuis sa maison comme ouverte sur la Voie Lactée, Guy Debord entrevoit ce que ni Mallarmé, ni Malevitch, ni Goya n’ont pu réaliser au meilleur
de leur forme. Loin de Paris donc. Ville saccagée, impropre désormais à fournir la moindre
comparaison avec les Poésies de Lautréamont qui en fut un piéton exemplaire.
Le seul rêve possible provient du ciel
et de ses éclats. Joseph Delteil savait cela, scrutateur du beau, fuyard précoce. Il avait compris,
avant le déluge et la falsification raisonnée, que le monde est harmonie tant qu’il reste éloigné
des prédateurs (autrement nommés promoteurs) qui n’auront jamais pitié de l’esprit. S’ils
ignorent la vie des hommes, ils croient sans doute que le mot être est une denrée
à consommer, je veux dire à broyer sous la dent.
Voyez la grandeur du rêve. Le seul rêve
désormais consiste à échapper aux fourches du MEDEF (ou n’importe quel acronyme approchant).
Peut-on croire encore au grand soir étoilé ? Si cela est, ce sera le soulèvement de la
faim, la colère des hommes qui veulent un abri. Ce sera sans doctrine. Ce sera, oui. Face à la mondialisation
concertée des puissants. Le feu aux poudres du désespoir. Sans enchantement et sans chansons. Toute
merveille derrière. L’an 68 où l’on imaginait a rejoint la momie. Voyez les livres
(je n’ose dire les Lettres) : une cataracte d’objets livides. Le cœur n’y est plus. Plus de mots dansés,
de phrases valsées, de volonté d’en découdre avec
la forme, le style, que sais-je ? Pas d’envie de se mesurer avec Joyce, Pound, Céline, Maurice Blanchard
(vous connaissez ?). « À nous les breuvages rugueux ! À nous l’espace, le vierge espace, la mer rectiligne endormie pour la saison des solidités ! »
On
a souvent dit que Maurice Blanchard[5] n’avait
que quarante lecteurs. Soyez le quarante-et-unième ! Même mort, il le mérite, et la lecture
de son œuvre vous donnera à comprendre ce qu’est la littérature devenue. Un impossible, je pense.
Ou alors, il faudrait que puisse s’écrire encore : « Mettre tous les atouts dans son
jeu et abandonner la partie ! »
Mais
revenons à Delteil dont nous restons proches (surtout à citer Debord et Blanchard). Sa Tuilerie que l’on veut aujourd’hui détruire est un un Palais d’objets et d’images assemblés au grand bonheur. Ambiance rococo, à la ressemblance
des petits films de nos sommeils. Construction en mosaïque. Tout son style. Le hasard corrigé par une
main de maître. Et le splendide à portée de vue.
L’homme
a besoin de s’imbiber d’encre. Je veux dire de la couleur et des frissons du paysage. Si Flaubert préconisait
d’écrire assis, Delteil se tient debout, marche, virevolte. C’est ainsi qu’il compose : l’œil ouvert,
la peau offerte à tous les vents, et ses oreilles captant des voix d’astéroïdes et de sima.
Guy Darol
[1]
Pas un mot dans L’Aventure hippie de Jean-Pierre Bouyxou
– Pierre Delannoy, Paris, 2000. Ouvrage anti-truffe par excellence, avec postface du saigneur Noël Godin ;
« le livre le plus complet sur le sujet », selon Frédéric H. Fajardie
bée terriblement. Évincer Joseph Delteil du réseau de la fête, c’est louper l’un des
paradigmes de la fuite au grand air.
[2]
Cette miniature de 1958 est reprise dans Vraie blonde, et autres, Paris, 1998.
[3] Autrement dit, disciple de François d’Assise.
[4] Sauf à ceux qui me lisent assidûment : Héros
de papier ; Frank Zappa, La Parade de l’Homme-Wazoo.
[5]
De Maurice Blanchard (1890 – 1960) : Les Barricades mystérieuses, Paris, 1994.