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Ecrire la guerre : l'épopée selon Delteil

par Marie-Françoise Lemonnier-Delpy




" Homère, ô père de toute littérature!", écrivait avec ironie Raymond Queneau. "L'Art, c'est moi" proclamait en préface de Choléra, Joseph Delteil. C'était en 1923 et c'est entre ces deux affirmations que se situe très exactement l'écriture de l'Histoire et de la guerre chez ce primitif en littérature qu'est Joseph Delteil.
L'Histoire ne lui impose en effet nul respect. Il redoute que l'écriture de celle-ci ne soit "dessication du temps" et "vieilleries". Il lui préfère donc la profération d'une parole vivante et personnelle. Dans cet esprit, il aborde ,dans les années vingt, des personnages divers- Jeanne d'Arc, La Fayette, Napoléon et Le Vert Galant- et des périodes historiques qui vont de la croisade jeannique contre les Anglais à la guerre de 14-18 dans Les Poilus ou à la Révolution russe dans son emblématique et surréaliste Sur le Fleuve Amour . Jeanne d'Arc et le Vert Galant ont droit à l'appellation de romans. La première se veut "biographie passionnée"; la seconde "histoire psychologique". Se proclament épopées Les Poilus, La Fayette et Il était une fois Napoléon. Son écriture de l'Histoire passe donc par l'homme, comme il se plaît à le dire, à savoir le héros mais aussi par la récitation d'une geste collective, qu'elle soit celle de la grande guerre ou celle de la Révolution, américaine, française ou russe.
La revendication commune à tous ces textes est de refuser catégoriquement l'emprisonnement dans un genre. Notre intitulé mettant en avant l'épopée aurait alors de quoi paraître trompeur s'il n'était corrigé par un "selon Delteil" qui exprime un ordre d'inféodation inverse à celui qu'on imagine. C'est bien l'épopée qui se pliera aux besoins et aux désirs du conteur épique. Néanmoins, si son œuvre s'affranchit de certaines contraintes, elle n'en reste pas moins liée corps et âme au genre.
Une première caractéristique, l'oralité, est sans doute le point essentiel de l'élaboration esthétique dans l'œuvre delteillienne. Traditionnellement, l'épopée prête la parole à un conteur qui utilise une matière connue de tous, érigée en mythe ou en légende. Dans un chant poétique, elle instaure une relation forte entre conteur et auditoire. Delteil fait siens deux éléments dont Aristote montre la valeur essentielle dans l'épopée. L'éthos du narrateur règne en maître et, bien sûr le pathos de l'auditoire est fortement sollicité.
Pour comprendre ce choix poétique de Delteil, il est utile d'évoquer ses convictions esthétiques et philosophiques.Quoiqu'il se veuille moins idéologue que quiconque- il affiche une grande méfiance à l'égard des idéologies de tous bords ou "de tout poil" comme il le dirait lui-même- il clame néanmoins haut et fort sa conception du langage. " Au commencement était l'onomatopée": cette phrase-manifeste, extraite de La Deltheillerie , fort redevable au Rabelais des "paroles gelées" résume sa préoccupation première. Elle annonce la place accordée aux interjections et créations onomatopéiques, notamment dans la peinture des combats. L'auteur des Poilus est en quête d'une sorte de primitivisme linguistique et littéraire. Il n'est pas dans les années vingt, le seul chantre de ce modèle d'écriture. D'autres comme lui recherchent "un art direct", à commencer par les surréalistes-dont Delteil fut jusqu'à la parution de sa Jeanne d'Arc- qui exigent d'"écrire comme on parle". Mais il rejoint aussi d'autres créateurs comme Léautaud et son désir d'une "écriture naturelle" ou encore Giono ou Ramuz, en quêt d'une "langue-geste".
Delteil cultive donc cet idéal esthétique dont il résume l'impérieux appel dans une lettre adressée à son ami Henry Miller : "Qui n'a rêvé d'écrire en direct, de la sensation à l'expression, sans l'intermédiaire des règles!".
Or, cette esthétique ajoute à la revendication d' oralité celle de marginalité , voir de déviance formelle que Delteil préconise lorsqu'il célèbre les vertus du regard oblique ou du "strabisme" du conteur épique. En tout cas le rejet de l'académisme par Delteil, signataire du fameux" Un Cadavre ", contre Anatole France, en est aussi le corollaire évident.
L'étude du lectorat de Delteil dans l'entre-deux-guerres atteste d'ailleurs bien le fait qu'on le passe toujours à l'épreuve de tous les correcteurs, idéologique, stylistique et grammatical, au point de ne relever parfois qu'une seule phrase " syntaxiquement correcte"! Comment dans de telles conditions, préconiser encore la pratique d'une écriture épique? Effectivement, même si l'épopée n'est pas la forme figée qu'on imagine souvent- elle semble avoir imposé, à travers les siècles, une série d'invariants dans sa célébration des valeurs religieuses, politiques et sociales. Pour Delteil, qui prétend n'être en rien iconoclaste, son grand âge et ses contraintes ne constituent pas une entrave, au contraire. Tout se passe comme si le caractère premier du genre était tout désigné pour que le logographe Delteil retrouve un art premier situé entre le dire et l'écrire.
Par ailleurs, le récit ou le chant de guerre manifeste, plus que tout autre, la permanence de l'humain. Disons que dans son cadre l'homme primitif se manifeste. Delteil a une idée affirmée de la belliquosité et du bellicisme humains. Il y voit un processus éternel, celui que son François d'Assise baptise "carnage universel" et qu'il met toujours en évidence dans chacune de ses épopées. Delteil peint donc le combat en mémoire- inscrite par exemple dans la première préface du Vert Galant- de ce que Mauriac appelle "l'entredévorement des espèces" et que l'homme fait subir à ses semblables, sans vergogne. Si sa Jeanne d'Arc choque tant les esprits en 1925, c'est que ses fonctions corporelles n'en font pas une sainte éthérée-rappelons qu'elle vient alors d'être canonisée en 1920 - et qu'elle peut apparaître assoiffée de sang avant d'aller au combat. Sa sensualité et sa violence- Eros et Thanatos sont omniprésents- dans l'écriture épique delteillienne ont de quoi révolter et scandaliser! Dans toutes les épopées le concept de "brutalisation" que l'historienne Colette Becker préfère baptiser "ensauvagement" est omniprésent. Comme Cendrars dans son récit atypique et courageux J 'ai tué de 1918, Delteil n'hésite pas à décrire la guerre dans sa réciprocité meurtrière. Ainsi, il ne tait pas la sale besogne du combattant :
" Un coup de sifflet ,et l'on y va. Pourquoi? Comment? Bah! Qui tombe, tombe. Les tirs de barrage, on connaît ça! On saute! On pète! On crève! On crève un tas de boches dans leur truc. On prend 10 mètres de Tranchées.
La dix-milliardième partie du sol français, quoi!

* * *
Et le lendemain, on recommence!"

La représentation de la violence , chère aux surréalistes avides de subversion et fascinés par les textes du Marquis( de Sade) et de M. le Comte (de Lautréamont) ne remet pourtant pas en cause la critique fondamentale de la guerre . Cette critique stigmatise d'ailleurs tant le patriotisme naÏf que l'incompétence du commandement qui s'en tient aux rites habituels : " Toutes les prescriptions administratives étaient scrupuleusement observées" et "Chaque matin, les sous-officiers relisaient L'Histoire de la Guerre de 1870" Mais cela ne suffit pas et sans doute Delteil a-t-il pressenti ce qui allait lui être repoché dans ses Poilus, par Jean Paulhan notamment, quand il a rédigé la Préface de son épopée en y inscrivant en toutes lettres : " Je crierai : A bas la guerre!". Les choix génériques et narratifs de Delteil ont pu créer des ambiguÏtés
( sur ce plan la lecture des avant-textes est très éclairante)que d'aucuns ont jugé coupables à l'époque. Ainsi, le mot de la fin " La Paix! Hélas" appartient en propre au regret de l'homme de plume et non de l'homme en armes. Il rejoint cette déploration de " la tristesse du point final" sobrement soulignée ailleurs par Delteil. Il équivaut à la mort du héros qui clôt inévitablement toutes les épopées construites ici sur le modèle traditionnel de la naissance puis des enfances et des hauts faits du héros. Mais beaucoup y ont vu un pur et simple regret de la signature de l'armistice…
Or, si la lecture de l'épopée n'évite pas toujours le contre-sens et même joue à le provoquer, c'est aussi parce que Delteil cherche à l'écrire à contre-sens. Effectivement l'épopée delteillienne est une remontée dans le temps ou, dans le cas des Poilus une projection dans un avenir proche ou très lointain. Tout le processus d' écriture oscille entre un refus de la légende-et de la couleur locale dénoncée en préface de Jeanne d'Arc et la légendarisation, notamment à l'œuvre dans Les Poilus.
Dans le premier cas, le conteur épique part à la rencontre de son sujet: il se déplace à travers les siècles comme il fait traverser ceux-ci à son héros. Rapidement, une pratique quasi systématique illustre cette démarche: celle de l'anachronisme- Jeanne d'Arc est "vendeuse aux Galeries Lafayette", elle chante la Marseillaise et elle monte à l'assaut des Tournelles en étant "toute entière un bloc de radium". Or Delteil se dit "homme perclus d'anachronismes", anachronisme auquel il impute la même fonction que l'un de ses maîtres avérés en matière de traitement de l'histoire, à savoir Léon Bloy. Il s'agit d'effacer la distance, d'annihiler le temps dans une sorte de récit où l'éternité et la fusion avec le sujet sont totales. Il ya bien dans ce premier processus, une sorte de mystique de l'histoire . Ceci rejoint la revendication que Delteil emprunte sans le dire toujours ouvertement à son modèle- qu'il s'agisse de traiter l'épopée jeannique, napoléonienne ou celle des Poilus. Comme lui en effet il peut se dire "historien anecdotique"; comme lui, il peut prétendre que :
"
Chaque homme est sur terre pour signifier quelque chose qu'il ignore" et que le héros, quelque intuitif, d'ailleurs, qu'on le veuille imaginer, (est) lui-même un personnage énigmatique"

L'anachronisme est donc dans la trame temporelle l'instrument d'une traversée. Elle a son équivalent sur un plan énonciatif, : le conteur épique est une instance qui se démultiplie à l'infini et les discours se font écho, brisant le carcan de l'autorité unique.
Deuxiéme cas de figure, le processus de légendarisation qui peut aussi coexister avec son contraire fonctionne de même, rendant archaïque par exemple ce qui ne l'est pas encore. Il se fonde sur un véritable système polyphonique à la fois énonciatif et générique que nous allons maintenant présenter à propos de l'écriture de la première guerre mondiale, c'est à dire, dans Les Poilus.
Delteil n'a pas vraiment fait la guerre . Il s'est trouvé par hasard mobilisé dans le 4ème régiment colonial basé à Toulon et affecté au camp de Fréjus parmi les tirailleurs sénégalais. "La guerre, dit-il, je l'ai vécue les pieds au chaud et, ma foi, je n'en suis ni fier ni honteux, c'était comme ça…" N'ayant pas eu à vivre la dure réalité du front, Delteil aborde le sujet dans une position à la fois plus libre et moins légitime. On pourra- et on ne se privera pas de le faire- dénier à son œuvre le droit d'être. Seuls les acteurs et témoins peuvent parler, seuls ils en ont le devoir. Cet argument ne gêne pas Delteil qui avoue dépeindre mieux les pays qu'il ne connaît pas( c'est le cas dans Sur le Fleuve Amour ) . De ce débat toujours présent entre ceux qui ont souffert et les autres, Delteil s'extrait et il trouve là la liberté nécessaire à son entreprise : engendre lui-même l'œuvre, engendrer l'événement. Quand la plupart des écrivains -soldats se disent et empêchés d'écrire car ils rsiquent alors d'être pris pour des écrivains- rappelons les difficultés rencontrées par l'auteur des Croix de bois- et, simultanément, comme Céline, tenus par l'impératif "faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes", Delteil, lui, peut écrire autrement son histoire de la grand'guerre.
Il va donc la construire dans un cadre épique dans lequel les différents discours sur la guerre sont répertoriés et expérimentés.
Sa première parole est celle d'un récitant. L' ouverture de l'œuvre, chapitre intitulé " la mobilisation" nous plonge dans un présent narratif puis autobiographique. Celui qui parle, première instance narrative dans l'ordre de succession du récit, est à la fois le prologos de la tragédie grecque et le coresponsable de son avénement. Il campe un décor, évocation du pays natal de Delteil, l'Aude et il y place l'événement:

" La chaleur est torride , en ce mois de juillet 1914. Le département de l'Aude sue. De Narbonne à Limoux, des myriades de vignes, plongées dans le sable ou le silex, amaigries et dures, étalent sur la terre sèche leurs pampres de sang.
Echo: sang!"
Le paragraphe suivant est structuré à l'identique et offre comme écho cette fois le mot "baÎonnettes!" reprise de "Chaque plante est une baÏonnette".
Cette première formulation est incantatoire et polyphonique puisque déjà l'énonciation est dédoublée en une parole et son écho( Delteil fait d'ailleurs de l'Echo un personnage à part entière qui dialogue avec le héros dans La Fayette). Elle prête donc au lieu une valeur symbolique puisque la nature entière porte en son sein l'événement. Cela annonce le fait que toute l'épopée sera scandée par le rythme des saisons et des opérations viticoles ou agricoles qui leur correspondent. Nous aurons le temps des moissons et celui des vendanges.
La théâtralisation de ce début est également intégrée ensuite dans le champ métaphorique qui décrit les opérations de la guerre avec ses brusques levers de rideau et ses coups de théâtre : " Soudain, à Morhange, à Charleroi, une sorte de décor de théâtre tombe. Mille batteries se démasquent" .
Cette mise en place de l'événement est suivie par une expression purement lyrique du conteur qui célèbre son pays. Le "je" investit le champ littéraire en déclamant une ode à Pieusse: " Là-bas, près de Limoux, il y a un village qu'on appelle Pieusse. C'est ma patrie, ma grande. J'aime Pieusse d'un dur amour." Ainsi, l'intronisation de la première personne est déjà variation générique, sauf à considérer que l'éloge du pays natal est aussi topos épique. Odes, hymnes,éloges divers trouvent en effet place dans ses épopées pour marquer l'habitation par le poète de son sujet et de son texte.
Puis, après s'être épanché, le conteur devient personnage: c'est sa troisième métamorphose . Au milieu des vignes, les signes se multiplient. Un premier affrontement titanesque entre l'homme armé de fusées paragrêle et l'orage qui menace, reprise du combat inaugural entre le héros et le monstre a lieu. La foudre tombe. Le narrateur observateur des phénomènes naturels qui se précipitent part pêcher à la ligne, activité comme chacun sait éminemment philosophique et là,il va littéralement déclencher la guerre en pêchant une simple truite… Heureusement, ce n'est pas lui qui libère le mot guerre, emprisonné dans des filets qui sont faits de "mille périphrases, de(s) circonlocutions vicieuses, (de)tours et de fins contours afin d'en éviter les syllabes".C'est à une femme, enceinte de l'événement, véritable Cassandre qu'il est finalement donné de pousser les portes fatidiques en proférant le mot interdit, "le plus formidable des mots!"L'ouverture de l'épopée se clôt sur des visions surdimensionnées dont celle de "grandes femmes tragiques toutes bleues de sulfate de cuivre, pareilles à des déesses vertde grisées par les siècles".
Il faut bien reconnaître que cet exorde mérite qu'on s'y arrête. Réécriture du chant épique, insérant en son sein une conception dramaturgique de l'événement comme une célébration poétique de la nature, il fait déjà vibrer presque toutes les cordes de la lyre.
Il préfigure par exemple le mode parodique et spéculaire avec lequel Delteil crée les autres conteurs épiques qui le relaient dans le texte, à commencer par le plus représentatif de tous: celui de, je cite, "l'épopée des taxis". Dans le troisième chapitre, intitulé "la Marne", figure un récit doté d'un statut d'extranéité narrative et typographique par l'italisation, et introduit par ces mots:
" En l'an 3000 et quelques, un soir, au fond d'une province française, un vieillard raconte à ses arrière-petits-enfants".
Dans ce texte nombre des techniques épiques défilent, pastichées ou caricaturées. Deux mouvements se superposent : l'un dans l'avenir-nous sommes en l'an 3000, l'autre dans le passé. Cette double perspective de l'épopée est donc une surenchère, avec ses clichés mais aussi avec ses moments forts, sorte d'acmé épique. Les clichés sur lesquels Delteil travaille de façon systématique dans ses œuvres( il n'est que de lire la liste des chapitres de ses épopées pour s'en convaincre) répondent aux anchronismes de Jeanne que nous citions antérieurement. Ici," les colonnes ennemies" "se concert(ent) sous les chênes". L'épopée des taxis finit par ressembler aussi à quelque scène médiévale. Il nous semble aussi que le cliché s'attaque ensuite à la littérature de science-fiction autant qu'aux prouesses techniques et scientifiques , par le biais de l'antiphrase: " A cette époque, il n'y avait ni garnisons microbiennes( à l'œuvre dans Les Cinq Sens du même Delteil), ni artillerie chimique, ni aviation de transport, ni aucune des merveilles de la guerre moderne". De même le patriotisme pompier est battu en brèche ( dans l'expression" le cœur du grand soldat battait") mais immédiatement suivi d'une référence poétique à Nerval et au symbolisme : " son vieux cœur plein de Madagascars et de soleils noirs". On peut alors considérer que la polyphonie stylistique , simultanée aux autres formes de polyphonie , souligne les contrastes, crée des effets de rupture entre classicisme et modernité( "squelette de verre et âme d'amiante" ). La caricature de l'épique qui triomphe dans cette page reprend les techniques d'écriture de Delteil( hyperboles, personnifications, zeugma) et ses tics de langage. Le message est clair : l'écriture de l'épique fonctionne sur des régimes de littérarité variés, intègre une attitude réflexive mais aussi souligne une fois encore l'absurdité de cette guerre où , je cite "l'on fusille les disparus".
Or, les autres avatars du narrateur - le soldat-poilu par exemple tiennent un discours similaire. Delteil accorde dans chacune de ses épopées une place importante aux lettres, comme ici à celle du simple soldat. A cela, plusieurs raisons. La première tient à l'importance de la correspondance des héros . Delteil entretient une relation affective forte, passionnelle avec ses personnages. Si Jeanne d'Arc, c'est lui , s'il l'aime, s'il aime le poilu comme une mère (manuscrits), s'il étreint Napoléon, alors leurs textes respectifs réitèrent ce principe fusionnel. Dans le cas du Poilu Henri Baudouin, autre chose se joue.
Il y a tout d'abord la réhabilitation de la parole ignorée. Dans tous Les Poilus, celui-là seul porte un nom avec son congénère évoqué dans le chapitre" la marraine". Toute l'épopée en effet refuse le particularisme, l'identité distinctive qui dissocierait l'individu du groupe auquel il appartient. Seuls les morts ou les épistoliers échappent à cette loi interne à l'œuvre. Or tant la lettre du poilu Henri Baudouin que le récit de la mort du gros Loucru fonctionnent sur des traits de parlure populaire très annonciateurs de Céline lequel avait pour Delteil une certaine admiration. Sans aller aussi loin que la lettre de Mangefigue dans l'épopée napoléonienne où le narrateur principal rejoint dans son discours son personnage, ici le narrateur soldat rédige à sa façon,par l'exposé des faits, un manifeste contre la guerre:

" … Je vais te donner les noms de tous ceux qui ont été tués au Bois du Fromage entre Curlu et Cléry le 1er soir que nous avons monté en ligne: le caporal Sèchevin avec Blum, le caporal Pierrot, Blum et Chevillon. C'est moi qui a enterré Séchevin avec Blum, car Blum a été tué par l'obus qui t'a blessé. Séchevin avait été tué un peu avant. Et c'est moi qui les a tous enterrés, et tu sais ça m'a fait beaucoup de peine, car tous étaient de bons copains."

Or l'intérêt du discours du soldat tient aussi au fait qu'il s'accompagne d'une mise en scène de la réception: indifférence dans le cas que nous venons de citer où la phrase qui précède est, comme dans le roman de Remarque , un ironique "il n'y a rien à signaler sur l'ensemble du front, quoi!". Quant au discours du Poilu sur la mort de Loucru, il effraie tant la jolie marraine que le soldat "lui demande pardon".
Ainsi, il n'y a pas de réception ni militaire ni civile qui légitime le discours tenu par le simple soldat.
Les derniers avatars du narrateur principal réitèrent ce questionnement sur la réception puisque, dans un cas Delteil se livre à la critique féroce d'un texte de sa propre plume écrit "sur le mode pamphlétaire" contre Joffre, "deux ou trois ans " avant Les Poilus. Dans ce texte la parataxe règne en maître et reproduit un discours où s'opère une sorte de concaténation du discours dans une phrase qui ne peut s'interrompre . L'auto-citation enrichit la représentation du narrateur en lui prêtant un passé d'ardent pamphlétaire. L'écriture polémique n'est pas exempte ici d'une réflexivité et d'une créativité qui donnent plus d'épaisseur encore au personnage du conteur épique.
Il ne lui manque plus alors qu'un corps réel dans un présent vraiment autobiographique qui nous fasse sortir de l'épopée. Delteil nous l'offre lorsque, s'interrogeant sur Joffre (" Est-il catalan?") il en profite pour déserter totalement le terrain militaire et même celui de la littérature :

" L'été, je vis à a campagne, du côté de Perpignan, dans un village du Midi. J'y mène une vie primitive, gauche, large, royale. (…) Ayant gratté les successives couches de vernis qui s'appellent l'habitude,les convenances, la littérature, l'esprit, là je retrouve enfin au fond de moi-même l'essence de terre dont au début du monde un Dieu me modela."

Ici, ce curieux décrochage autobiographique s'explique par une technique, visible dans le dossier génétique, le collage. A cela s'ajoute une réflexion sur le processus d'écriture qui exige sa période de jachère après que le créateur a tout donné. Mais il insère le discours épique dans un cadre tout autre, celui de la conversation. Nous ne sommes pas loin ici de cette autre instance qu'est celle de l'idéologue, également représenté dans Les Poilus., lorsque, marquant encore une pause dans son récit,Delteil expose les 14 points du projet de Wilson, propose le constitution des Etats-Unis d'Europe et dévoile ses utopies personnelles.
On peut admettre en conclusion qu'une telle prolifération de discours comme d' instances énonciatives ne rendent pas le discours sur la guerre aussi unitaire qu'on pouvait le supposer. Le jeu mené avec le lecteur dont Delteil théorise également le rôle n'est guère plus simple. Toutefois, il a ceci de commun avec notre question de l'écriture de la guerre que les relations lecteur-narrateur tiennent elles aussi de la séduction, de la passion et surtout de l'affrontement. Tout prend sens dans la poétique de Delteil, dans sa conception tauromachique de la littérature, avant Michel leiris et aux côtés de Montherlant. Mais ceci est un autre combat…


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