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Jeanne d'Arc de Joseph Delteil
En 1920, Jeanne d'Arc est canonisée. Cinq ans plus tard, Delteil publie sa Jeanne d'Arc - le possessif n'est
pas de trop - et déclenche, ce faisant, une nouvelle bataille d'Hernani . Pour un fervent admirateur de
Victor Hugo qui se qualifiait lui-même d'" hugolâtre", on n'en attendait guère moins.
Dans l'esprit de l'auteur de La Deltheillerie ( 1968), c'est à dire de l'homme qui fait le bilan de sa vie(
1894-1978), l'épopée est associée à un autre coup de tonnerre : la Revue Nègre
! C'est en effet grâce à son livre scandaleux que Delteil allait rencontrer puis épouser Caroline
Dudley, créatrice de la célèbre revue… L' aspect anecdotique de l'association auquel nous
venons de sacrifier ne doit pas occulter toute la valeur de ce "mariage". La Jeanne d'Arc de Delteil
constitue, comme La Revue Nègre, un événement parisien, spectaculaire dont il faut, pour en
comprendre le sens et la valeur, mesurer le scandale, l'originalité et la modernité.
* * *
En 1925, Joseph Delteil a fait depuis peu son entrée en littérature. Ce provincial audois est "monté"
à Paris comme fonctionnaire en 1921. Il se dépeint lui-même, dans La Deltheillerie comme étant
alors " frais émoulu de (ses) livres et de (ses) prêtres- il est passé par le petit séminaire
de Carcassonne - comme " un paysan à l'état brut"," un simple sauvage venu tout droit
de son patois". Sa progression dans le monde des lettres n'en est pas moins rapide. Il séduit les Surréalistes
dans Sur le Fleuve Amour et Choléra , s'associe à l'écriture d'"Un Cadavre", célèbre
pamphlet contre Anatole France…
Par Jeanne d'Arc, sonne l'heure de la rupture. Du côté des surréalistes, elle vient d'André
breton, "cet Hitler des lettres " selon Delteil. L'auteur de Nadja ne supporte pas Jeanne d'Arc qu'il
qualifie de "vaste saloperie" dans une lettre injurieuse adressée à Delteil et que publie
La Révolution Surréaliste( à laquelle Delteil collabora). André Breton n'admet pas
non plus que Delteil proclame ouvertement qu'il ne rêve pas, ce que la connaissance de son œuvre dément
d'ailleurs magistralement. Avec Aragon, l'ami et l'admirateur d'hier qui renchérit en deux lignes à
peine, également définitives, le ton est donné. Ne nous y trompons pas : il est celui des
polémiques de ces années 20 où l'on ne mesure ni ses propos ni ses sentiments. Ces attaques
dont Delteil est la cible ne sont en outre pas répréhensibles en soi… Delteil n'est pas homme à
mâcher ses mots : il n'a pas manqué de juger, choisir et rejeter parmi les écrivains français.
Mais jamais il n'est allé jusqu'à excommunier à l'instar de Breton. Et Delteil de reconnaître
en 1925 que certains propos qu'il s'était
"laissé aller à tenir en ordre dispersé portaient atteinte au credo surréaliste".
Un autre credo souffre aussi, aux dires de ses défenseurs, de cette œuvre"ordurière" :
le credo catholique. Mais ici comme là, ici moins que là, il n'y a pas unanimité. Effectivement,
le rejet de l'œuvre n'est pas général dans le parti catholique. Ce n'est même, aux dires de
Delteil, "qu'un certain parti, le parti sacristain" qui s'insurge violemment contre sa Jeanne. Le porte-parole
de la cabale est Jean Guiraud mais son engagement contre l'auteur n'est pas isolé. Louis d'Antin de Vaillac
dans La Presse et George Suarez se rallient à cette croisade. Tous jugent le livre "ignoble" et
"sacrilège". La faute de Delteil est si grave qu'elle n'alimentera pas une polémique ponctuelle
et éphémère. C'est en 1926 que Jean Guiraud résume ses griefs dans un ouvrage qu'il
publie à compte d'auteur : La critique en face d'un mauvais livre .
Dans l'avant-propos, la présentation du livre incriminé est on ne peut plus explicite :
" L'année dernière un livre fit scandale. Un auteur connu jusqu'alors pour des ouvrages surréalistes,
d'une fantaisie grossière et immorale, annonça au monde que seul il comprenait Jeanne d'Arc et qu'il
allait nous la révéler. Méprisant tous les témoignages de l'histoire, il nous la représenta
comme une rustaude, une costaude, hantée d'images luxurieuses et perpétuellement agitée dans
son corps par l'obsession des sens. Dans les camps, il nous la montra sous les traits d'une virago, mangeant bien,
buvant sec, jurant, sacrant et détendant ses sens dans des actes de brutalité et de cruauté.
Tout surnaturel disparaissait de sa vie, car même ses voix, même ses saintes devenaient des personnages
vulgaires".
Voilà pour les critiques portant sur le fond du texte et la peinture de Jeanne.
Puis le style est à son tour mis en accusation :
"Et tout le livre était écrit dans un style grossier, absurde souvent, visant à l'étrange
par le galimatias, à tel point que nombre de ses pages ne sont en réalité que mystification
d'un mauvais plaisant".
Pour Jean Guiraud, sa dénonciation est œuvre politique-il est rédacteur en chef de La Croix- et témoigne
de la nécessité(et de l'urgence) d'
"un vigoureux redressement", "dans le domaine des lettres,
comme dans celui de la pensée religieuse, et de l'action politique et sociale, par un retour à la
doctrine et à la morale catholiques".
Dans son entretien avec Frédéric Lefèvre, publié en mai 1925 dans Les Nouvelles Littéraires
, Delteil répond à cette offensive. Il stigmatise la vindicte dont il est victime en rappelant notamment
que :
"M. Guiraud va jusqu'à (lui) reprocher de peindre Sainte Catherine mangeant des mirabelles".
Plus sérieusement, il explique que M. Guiraud n' "entend goutte " à l'art et qu'au fond
le procès qu'on lui fait est celui des"relations entre l'art et le catholicisme".
C'est d'ailleurs sur ce terrain que vont se placer les catholiques qui, à l'inverse du rédacteur
en chef de La Croix, prennent la plume pour défendre sa version épique. Trois d'entre eux publient
une réponseD'une mauvaise critique. Ils ont nom Gaëtan Bernoville, Victor Bucaille et Jacques Maritain.
Delteil a réussi avec sa Jeanne d'Arc à s'attirer la sympathie et l'estime de quelques intellectuels
catholiques et non des moindres. Paul Claudel qui avait failli quitter La NRF à cause de Delteil - d'un
de ses textes publiés dans la célèbre revue, intitulé Iphigénie - rejoint Jacques
Maritain en jugeant qu'on sent dans le texte delteillien "l'étoffe d'un grand écrivain".
Certes, Delteil ne développe pas assez, à leur goût, la sainteté du personnage mais
ne s'est-il pas dit lui-même "indigne d'aborder la question sainteté" car "il est artiste"
et ne s'aide pas de la théologie". Toutefois, précise Claudel,
"il faut être bien aveugle pour ne pas voir que l'esprit de (son) livre est un esprit d'amour et de
piété et l'amour, dit Saint Bernard, ne connaît pas le respect".
Et Claudel de conclure :
"S'il y a des irrévérences sacrilèges envers nos saints, ce sont plutôt les immondes
effigies que nous avons la tristesse de voir dans nos églises qui en portent la marque"
Ainsi, Jeanne d'Arc divise-t-elle l'opinion catholique et l'opinion publique en général. Politiquement,
l'épopée ne fait l'objet d'aucune récupération politique car elle est également
encensée et décriée à droite et à gauche. Il n'est que de lire la critique défavorable
du Temps et du Quotidien pour s'en convaincre.
Dans un tel contexte, l'attribution à l'épopée ou à la biographie passionnée
ainsi que son auteur la baptise, du Prix Fémina avive le scandale. En fait, la version couronnée
a été expurgée( Jeanne n'urine plus dans le chapitre I) et le texte connaîtra bien des
remaniements du manuscrit aux diverses éditions. Néanmoins, le couronnement n'est pas fait pour apaiser
la cabale. On renvoie à l'auteur des exemplaires "rageusement déchiquetés en petits morceaux".
On passe l'œuvre à l'épreuve du correcteur de style pour conclure, par exemple qu'elle ne compte
guère qu'une seule phrase écrite en français :
" L'âne s'en va de guingois du côté des mirabelles"
A l'instar de Malherbe, on repertorie les fautes de langue , on observe comment Delteil fait lui aussi "deux
morceaux d'une cerise" - il cultive parfois le pléonasme - mais on l'observe sans humour, hélas!
Sur tous les sujets , de la morale à l'esthétique, le déchaînement des passions est
bien réel : Qu' a donc Jeanne pour déclencher de la sorte la véhémence des lecteurs
et des critiques et ce, malgré ses défenseurs célèbres, de Montherlant à Claudel,
et malgré les suppressions, infimes certes, accordées par Delteil?
Joseph Delteil n'a pas choisi Jeanne d'Arc au hasard ni par esprit iconoclaste comme beaucoup l'ont cru à
l'époque, même parmi ses amis. Il a choisi Jeanne d'Arc pour une "raison suffisante" dit-il
dans sa préface, d'une simplicité désarmante : il " l' aime".
Jeanne est de ces personnages que Delteil affectionne tout particulièrement par l'esprit de liberté
et d'héroïsme qu'il lui reconnaît. Il n'est pas le premier écrivain à s'éprendre
de cette figure catholique et patriotique. On observe même que la fin du XIXème siècle et le
début du XXème siècle sont des périodes riches en versions inédites des prouesses
et du martyre de La Pucelle.
Pourtant, aucun effet de mode ne joue dans le cas d'un écrivain qui sait que le simple choix de cette héroïne
ne pourra que lui attirer des inimitiés violentes. Son attachement à Jeanne n'a par conséquent
rien de circonstanciel, rien de politique non plus même si l'amour de la patrie n'est pas une notion totalement
étrangère à son esprit.
Bien sûr, Delteil, comme tout poète subit des influences. Il a apprécié l'héroïne
de Péguy(1910) et écrit un article sur celle de Bernard Shaw (1924). Il avoue lui-même sa dette
à l'égard de Huysmans qu'il oppose à Zola dont il a horreur. Huysmans seul, clame-t-il, a
su embrasser toute la réalité basse, laide, exquise,colorée, savante". Sans ce "
maître écrivain"- ce sont ses mots - il n'aurait "jamais écrit Jeanne d'Arc".
Plus discrètement avouée, l'influence de Léon Bloy n'est pas moindre. Elle est même
plus fondamentale pour comprendre la Jeanne de Delteil et l'esprit qui l'habite.
Quant à Michelet, les références et les emprunts, signalés ou non, à son Histoire
de France et à l'épisode jeannique qu'elle retrace longuement sont nombreux. Pourtant, c'est plus
à l'écrivain Michelet qu'à l'historien qu'il faut ici songer. Delteil n'entend effectivement
pas faire œuvre d'historien. Il prétend même au contraire - l'aveu est réaffirmé dans
Il était une fois Napoléon - qu' "il n'est pas assez barbu " pour cela. Dans son esprit,
l'écriture de l'histoire est une autre affaire, bien éloignée de son entreprise personnelle.
Il la juge, dans sa préface, comme contraire à sa vision du personnage :
"Je l'ai amenée à moi à travers le désert archéologique. Elle est là,
toute neuve devant mes yeux. Les vieilleries de l'Histoire, la dessication du Temps ne lui ôtent ni ses fraîches
couleurs, ni son sourire de chair. Non, ce n'est pas une légende, ce n'est pas une momie. foin du document
et foin de la couleur locale! Je n'ai dessein ici que de montrer une fille de France".
Cette présentation au lecteur de l'épopée qu'il va lire a bien l'allure d'un manifeste esthétique
dont les principales revendications sont le refus de la légende établie et la recréation d'une
Jeanne pure et simple.
Alors qu'à propos d'autres de ses œuvres comme par exemple celle qui suivra, à savoir Les Poilus
, Delteil insiste sur la nécessité de construire de la légende, de la constituer, il déclare
ici à l'inverse qu'il ne veut pas de cette "dessication du temps" que reflète la légende.
C'est dire que son propos n'est pas aussi dogmatique qu'il en a l'air. Si Delteil réagit si vivement ici
contre un mode de traitement littéraire ou historique c'est qu'il en mesure les effets pervers. Le refus
du document est par exemple un principe qu'il ne suit pas puisque lui-même utilise et cite le document. Quant
à la couleur locale, ainsi qu'il la baptise, elle ne fait figure que d'ornement superficiel, gênant
même pour appréhender le personnage dans toute sa dimension.
La première nouveauté que Delteil revendique répond à une exigence de redécouverte
d'un personnage trop célèbre à qui l'on a fait et l'on fait, dans les annnées où
Delteil écrit son épopée, porter à peu près tous les étendards. Ce faisant,
Delteil invite le lecteur à se défier des clichés dont la légende et la couleur locale
jouent et qui ne sont jamais remis en cause. Pourtant, Delteil sait qu'il n'invente pas l'intérêt
que l'on a pour Jeanne et que les lecteurs peuvent venir à lui pour la Pucelle bien plus que pour lui-même.
Etre lecteur d' épopée, ce n' est pas être lecteur. Initialement c' est être auditeur
d'une geste que l'on connaît déjà car elle appartient à notre patrimoine (celui d'une
nation ou de plusieurs, voire de l'humanité). Ce patrimoine est multiforme: historique, religieux, philosophique,
culturel et linguistique enfin. Ces composantes rendent notre réception plus facile puisqu' une partie de
ce qui est l'épopée est en même temps notre être ( spirituel, social, intime). Ainsi,
il ne serait pas faux de prétendre que dans l'épopée plus qu' ailleurs nous sommes déjà
quelque peu habités par le sujet, le personnage et les valeurs qu' il incarne.
Lecteurs instruits des faits, nous sommes donc relecteurs de ceux-ci, voire recréateurs. Le narrateur sollicite
donc de la part de son lecteur une faculté de remémoration mais aussi une faculté d' oubli.
A l' époque à laquelle publie Delteil, il est clair qu' il lui demande de lire autrement et d' accepter
de ne pas entendre toujours la même litanie. Ce n' est pas rien car Delteil ne va pas sélectionner
les événements, les trier pour ne rien leur substituer : il invente non seulement des épisodes
mais aussi un être épique particulier. Il est difficile de parler de psychologie -Delteil ne chérit
pas ce mot - mais il est facile de parler de vision différente, radicalement différente du héros.
La mémoire du lecteur peut donc être un fardeau… Pourtant, il est certain que l' on n' apprécie
les audaces de Delteil que si l' on connaît les modèles de l'époque et le climat passionné
qui règne. La perception de l'épopée exige alors une appréciation de ce qui est plus
que de l'anticonformisme et, simultanément, une acceptation du défi que l' écrivain semble
s' être lancé et qui ne se limite certes pas à ce " sensationnalisme" qu' il se faisait
gloire de cultiver .
Voilà donc le lecteur dérangé," pris au piège", selon l' expression de Delteil
. Il est surtout mis en position inconfortable si l' écriture est nouvelle mais aussi il doit succomber
à la séduction. Car, outre que notre auteur s'attaque à la figure héroïque, il
s' attaque aussi à la littérature ; les deux démarches sont inséparables. En somme,
le lecteur doit se soumettre à cet inconfort premier qui lui garantit bien des compensations…
Autrement dit, le regard neuf sur le destin de Jeanne ne peut s'inscrire que dans un jeu très subtil, plus
qu'il n'y paraît en tout cas, entre ce qui est connu et ce qui ne l'est pas : de là le jeu parodique
vis-à-vis de la légende et de l'histoire constamment mené par Delteil. La légende est
alors soit respectée, satisfaisant ainsi le désir de reconnaissance de son histoire-car Jeanne d'Arc
appartient à chacun- soit contrariée, pastichée et détournée.
Le détournement de la légende passe par la parodie ou le simple pastiche. Il n'est d'écriture
possible de Jeanne d'Arc que dans cette conscience aiguë des modèles et du jeu sur la vérité
historique.
Première illustration de cette distance prise par Delteil,celle qui a sans nul doute le plus scandalisé,
son jeu sur la référence religieuse dont la reprise du "je vous salue Marie" qui figure
dans le deuxième chapitre de Jeanne d'Arc est une superbe illustration, " la plus prière du
monde, la Salutation angélique":
" Bonjour Marie! Quelle grâce sur vos joues! Vous en avez de la veine entre toutes les femmes: le Seigneur
est votre ami ! Et qu' il est beau votre bébé, le fruit de votre ventre, Jésus…! "
Puis vient le tour de l'historien dont il parodie les dires par la pseudo-référence(alors que les
premiers mots de l'œuvre ont déjà creusé le fossé qui sépare le texte d'une
monographie sérieuse!). Toutes les citations ne sont pas nécessairement exactes. Delteil se contente
de suggérer cette distance ponctuellement par le biais de l'aparté dont la note ou la parenthèse
constituent le cadre. Nous n'en donnerons qu'un exemple : faisant le portrait de Jeanne, le narrateur se laisse
aller à vanter les mérites de l' eau de Domrémy :
" On boit de l' eau à la régalade. Les mérites de l' eau sont infinis.(…) L' eau posséde
des dons extraordinaires, et notamment l' eau de Domrémy( je m' en suis assuré)"
L'utilisation du document témoigne également de la distance prise par Delteil. L'usage qu'il fait
notamment des discours de Jeanne en est un exemple. Tout en réécrivant le texte historique, célèbre
le plus souvent, Delteil analyse le style de son héroÏne et souligne avec vigueur que pour Jeanne,
dire c'est faire. Ainsi en va-t-il de la lettre que Jeanne adresse aux Anglais,
" la fameuse lettre : ALLEZ-VOUS - EN ! " :
Jésus, Marie,
Roi d' Angleterre , et vous duc de Bethfort, Guillaume de La Poule, comte de Suffort, William Glacidas, Jean, sire
de Talbot, et vous Thomas, sire d' Escalles, archers, compagnons de guerre gentils, et autres, ALLEZ-VOUS -EN ,
DE PAR DIEU, EN VOS PAYS! Rendez à la Pucelle les bonnes villes que vous avez prises et violées en
France. Sinon, il vous en cuira! Je suis chef de guerre, et en quelque lieu que j' atteigne vos gens en France,
combat à mort! Je suis venue ici de par Dieu, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France.
Ecrit le mardi de la Semaine Sainte.
LA PUCELLE
Ah! le grand ton! et comme il vous dilate le crâne , la poitrine et les reins! Quelle allégresse dans
la menace, quelle santé dans la belle fureur! Et comme il sent fort, ce mélange de pichenettes et
de sanguinaires interpellations! C' est bien là la Jeanne d' Arc qui me plaît jusqu'à l' apostrophe!
La Pucelle qui éclate dans mon cœur! Ah! Jeanne, Jeanne, comme tu es toute à moi! Tu es bien l' incarnation
de mon rêve, le personnage essentiel de mon drame , et si par chance tu n' avais pas existé , certes
je me fusse donné les gants de t' engendrer de toutes pièces!
Il convient d' ailleurs de noter que Jeanne est une excellente épistolière. Elle écrivait
volontiers, au Roi d' Angleterre, au Duc de Bourgogne, aux capitaines ennemis, aux gouverneurs de villes. La rusée
fille, en psychologue naturelle, savait le prix de l' intimidation " .
Le discours de l' héroïne seule lettre de mise en garde solennelle que Delteil cite est pourtant revu
et corrigé. L'impression d' avoir un texte fidèlement reproduit est fausse : la lettre est incomplète.
Dans la lettre originale, relativement longue, l'avertissement est plus précis ; on y trouve mention de
la ville d' Orléans, par exemple. Quant à l' argument religieux , il est récurrent, présent
de chaque phrase.
Delteil choisit donc de " traduire " librement cette déclaration de guerre et cet appel à
la raison. Il procède comme un traducteur quand il rend l' esprit sans respecter le texte littéral.
Il allège la syntaxe, écourte les phrases, introduit la tonalité exclamative. En variant les
niveaux de langage, il souligne surtout l' origine paysanne de Jeanne. Parallèlement, il ne garde que quelques
références à Dieu.
Par ces différents moyens, il façonne une héroïne toujours inspirée par Dieu mais
aussi identique à la Jeanne de Jaurès en ce qu' elle incarne le patriotisme. Cette référence
à l' un des regards politiques portés sur l' héroïne , avant qu' elle ne soit canonisée,
montre combien la vision de ce personnage est complexe et fait l' objet de choix parfois étonnants.
Alors, le discours du héros n' est pas à considérer par lui-même mais dans l' usage
qu' en fait le narrateur principal. Même sur des textes de grande notoriété, il y a bien réécriture
et refonte du personnage et de son histoire.
Néanmoins, ce remodelage de l' information historique est justifié a posteriori par l' exaltation
que suscite l' héroïne.Tout se passe comme si le narrateur, déjà, faisait sienne la parole
qui l' enthousiasme. L' appropriation du discours est la manifestation éclatante du désir qui porte
le créateur vers l' héroïne. Elle se fait ainsi " personnage essentiel de (son) drame"
. Simultanément, le discours est reconnu comme la source de ce désir et de cette passion "dévoratrice"
qui semble envahir le narrateur jusqu'à le porter à désirer l' inexistence de son personnage
à seule fin de l' "inventer de toutes pièces".
Malgré cette invention et les libertés qu'il prend avec les documents et les textes du dogme, Delteil
suit la trame de l'histoire de Jeanne. Son respect de la chronologie marque les limites de sa fantaisie, qu'il
cultive, et traduit son souci de ruiner la légende pour mieux lui substituer le mythe. Delteil suit le déroulement
des faits même s'il choisit de marquer quelques pauses dans son récit. A l'inverse, il use de l'ellipse
et de l'anticipation qui, toutes deux, lui permettent de souligner la nature sacrée du destin de Jeanne
et de sélectionner, dans son histoire des moments forts où l'héroïne peut apparaître
totalement. Ainsi résume-t-il en deux lignes l'intervalle qui sépare la première visite des
Saintes de la décision de l'héroïne :
" Les Saintes depuis cinq ans insistent. Elles viennent chaque semaine, parlent du Roi et de Dieu ".
Quant aux annonces ou anticipations ,elles ne créent aucun véritable effet de rupture, s'insèrent
remarquablement au cours du récit dont elles entérinent les dires plus qu'elles ne les contrarient
. Aussi semblent-elles à première vue renforcer la cohérence de l'ensemble alors même
qu'elles font fi de la linéarité chronologique. Leur brièveté renforce leur efficacité
puisque le lecteur se trouve pris au piège de ces assertions rapides, naturellement incluses dans la trame.
Leur forme de prédilection est donc affirmative , elle commence souvent par l'adverbe déjà
qui donne une solennité et une homogénéité au destin en marche sous les yeux du lecteur.
Au premier chapitre de Jeanne d'Arc, cet adverbe dont on connaît l'emploi épique et biblique, annonce
le caractère divin, cosmique du destin de l'héroïne :
" Mais déjà les signes de l'Humanité se multiplient " .
Et de souligner la précocité et la cohérence des dons du héros .
La simple annonce peut être placée sous la responsabilité du narrateur mais elle peut aussi
utiliser les propos des personnages eux-mêmes. Cette insertion du discours des héros eux-mêmes
sur leur propre compte offre évidemment beaucoup d'intérêt : elle accrédite la version
du narrateur , démultiplie la figure narrative et rappelle que les personnages sont, parfois le plus modestement
du monde , créateurs et dépositaires d'une parole, bref hommes de parole et parfois de plume. Il
y aura l'anthologie des paroles de Jeanne, au chapitre XVIII de l'épopée .
Le traitement du temps se veut donc symbolique, préparant l'avènement de la figure mythique de Jeanne.
Tout le parcours de la Pucelle est placé sous le signe de Pâques depuis son
" Incomparable conception en ce soir de printemps au son des cloches de Pâques ! "
jusqu'aux actes de sa croisade en faveur du Dauphin. Ainsi écrit-elle sa "fameuse lettre" , "
la mardi de la Semaine Sainte" et voit-elle son destin suivre ce calendrier symbolique jusqu'au bout. Prisonnière
des Anglais, elle perd progressivement ses forces:
" Le Vendredi- Saint, elle tomba malade. Le jour de Pâques, elle délirait. Cinq cents cloches
dans Rouen sonnaient à toute volée. Le bondissement de la nature, les sèves du printemps,
le soleil des cœurs accompagnaient, illustraient la Résurrection du Sauveur. Pâques gambadant comme
un agneau, odorant comme un fruit mûr, répandait dans les airs ses parfums et ses ailes. "
Jalonnée de la sorte, son histoire prend sens : la contemporanéité des temps comme la circularité
de la vie de l'héroïne se rejoignent. Jeanne est à la fois femme illustre et Sainte et c'est
sa sainteté qui ordonne ses actes. Sur ce point encore, Delteil rejoint Léon Bloy qui trace le parcours
prophétique de la "petite visionnaire de Domrémy" :
" Jeanne d'Arc est née dans la nuit de l'Epiphanie, le 6 janvier 1412"
Il va même plus loin puisqu'il remonte à l'instant de la conception de l'héroïne, en pleine
période pascale. Néanmoins , les deux auteurs se retrouvent si ce n'est sur ces dates tout du moins
sur les bouleversements dont cette naissance s'accompagne et qui sont, comme chacun sait, le privilège des
héros. Les mêmes manifestations de liesse collective sont dépeintes ici et là. Delteil
y mêle une franche fantaisie ce dont s'abstient évidemment Léon Bloy. Sur ce point, se mesure
l'écart entre des visions du personnage pourtant concordantes sur le cheminement sacré de la jeune
Lorraine. Qu'on en juge plutôt par ces deux descriptions, la première de Léon Bloy :
" On dit que cette nuit-là, les coqs du pays chantèrent avec une persistance inaccoutumée
et que les habitants eurent la sensation inexplicable d'une grande joie. D'autre merveilles ont été
racontées, mais ce chant des coqs, ce cantus gallorum paraît avoir un sens prophétique d'une
précision singulière".
et la seconde de Joseph Delteil, par l'entremise du " bon chroniqueur Perceval de Boulainvilliers " :
" Jeanne naît à l'aube de l'Epiphanie. Aussitôt des phénomènes parcourent
le monde. Les habitants du village entrent dans d'inestimables transports. Les femmes déchirent leurs fichus
de plaisir et les jeunes gens se vouent tous ensemble aux étoiles. Un chat miaule dans les gouttières
de l'église. Le vent sent le lait. et pendant deux heures, juchés sur des tas de plumes, les coqs
extravagants battent des ailes en chantant : Cocorico! "
On comprend ce qui dans cette écriture aux accents surréalistes a pu susciter les critiques que nous
évoquions en introduction . La recréation de Jeanne associe modernité et tradition.
Le merveilleux est sans nul doute ce qui unit ces deux aspects du traitement épique : l'épisode inaugural
du rêve du combat primordial narré dans l'épopée en offre la démonstration. On
y voit Jeanne bébé combattant et mettant en difficulté un Monstre dans"un champ de bataille
de lait" :
" le Monstre recule; il chavire dans la blancheur; il sombre dans le lait… ".
La " Bête considérable " qui " mang(eait) le soleil " a ainsi été
anéantie. Derrière le topos épique - et l'épisode religieux classique, Saint georges
combattant le Dragon - de cet exploit que constituent le combat et surtout la victoire du Bien sur le Mal , apparaît,
bien avant que Jeanne ne décide, en conscience, de prendre les armes, son caractère extraordinaire.
Personnage hors norme, l'héroïne est à la fois angélique et sensuelle.
La nature première de Jeanne est angélique. Elle est effectivement dès le premier chapitre
du livre , en sympathie avec l'univers entier car elle sait parler l'idiome des anges . Cet angélisme est
intimement lié à la nature profondément enfantine de Jeanne:
"Nul n' a compris que jeanne c'est par excellence l'Enfant et que l'Enfant c'est de l'humain à l'état
pur!"
Ces mots du narrateur sonnent juste tant que l'héroïne est en marche et qu'elle combat. Selon Delteil,
la véritable enfance, à laquelle tout doit être ramené est l'époque de l'unité
de l'être, où le corps et l'âme vont l'amble.
La sensualité de Jeanne vient donc naturellement compléter son caractère angélique.
Dès sa naissance sa sensualité et son appétit constituent les fondements de son caractère.
Une formule résume " la suprême vertu de Jeanne d'Arc" : "Appétit, appétence,
désir!" et cinq préceptes qui sont à la spiritualité ce que les cinq sens sont
au corps définissent " la volonté de Dieu": "Bien communier, bien manger et bien boire,
bien vivre et bien penser".
L'image de la table récurrente dans nombre d'œuvres de Delteil, emprunte au symbolisme religieux de la Cène
mais engendre une véritable célébration des aliments dont l'Hymne au lait, aliment total,
"quintessence" de tous les autres, symbole de pureté constitue la meilleure illustration."Somme
physique" , associant "joies de la langue et joies du palais", le lait par son odeur ou sa couleur,
accompagne tout le parcours de Jeanne. Il est doté en outre d'un réel pouvoir merveilleux, sorte
de signe sacré, notamment lors des derniers moments de Jeanne.
Ainsi, l'alliance du corps et de l'âme est-elle scellée, par ces éléments-aliments symboliques.
Le divorce entre le corps et l'âme est présenté comme le signe précurseur de la défaite
du héros, son acheminement vers sa fin tragique. A l'inverse, l'éloge par le narrateur du bon fonctionnement
du corps comme par exemple des "bruits gras de (la) digestion" de Jeanne participe à la célébration
de la vie dont la version incongrue du "je vous salue Marie" témoignait. Elle fut à l'époque
véritablement jugée scandaleuse.
Plus scandaleuse encore fut ressentie la peinture par Delteil de la sexualité de Jeanne . Initialement panthéiste,
l'élan de Jeanne enfant la conduit à s'unir à la terre . Par la suite la personne de Gilles
de Rais fait naître en elle un désir explicite dont en réalité le Dauphin est le véritable
destinataire. La lecture des exemplaires de travail de Delteil accrédite cette observation. Le texte primitif
est en effet plus franc sur ce point que ne l'est la version publiée. On a beaucoup fait grief à
Delteil de cette attirance même inconsciente que Jeanne , baptisée d'ailleurs petite "dauphine",
ressent pour le Dauphin mais il convient d'observer que le prince suscite chez les villageois résistants
un engouement de même intensité . Il n'en reste pas moins que Delteil souligne l'importance de la
sensualité de Jeanne et surtout la parenté entre violence et sexualite, entre éros et thanatos.
A la fin du XIIIème chapitre, son discours rend ce lien patent:
"Un lourd besoin de sang est en elle" et " au premier rang (elle) frappe d'estoc et de taille, dans
une sorte de joie panique, dans un formidable automatisme. Elle lave enfin dans le sang clair le trouble énervement
de son corps. "
L'exutoire que constitue la violence n'empêche pas l'héroÏne de combattre les instincts guerriers
de la soldatesque après s'être attaqué à la débauche de ses compagnons d'armes.
En outre, malgré la tentation de la chair, souvent rêvée plus que consciente, Jeanne apparaît,
conformément à la légende, comme essentiellement pudique . Cette pudeur est manifeste et tragique
dans le dernier combat mené par l'héroïne, lors de son supplice qui n'est pas sans évoquer
le martyre de Sainte Agnès, cuirassée selon la tradition puis brûlée, elle aussi:
"Soudain Jeanne vit ses jambes nues, nues devant 10000 hommes. Alors, le véritable suplice commença.
Oubliant le feu, la souffrance, la mort, Jeanne ne songe qu'à la pudeur, sa pudeur de vierge."
La modernité de la vision delteillienne du personnage tient à l'existence de ces sortes de contradictions
même si l'héroïne n'est pas pour autant "problématique", ce qui la constituerait
en personnage de roman plus qu'en figure épique. Pourtant,selon Delteil, Jeanne est avant tout un être
libre : elle choisit sa religion autant qu'elle en est l'élue et c'est encore cette liberté qui lui
fait envisager le suicide. Le scandale du personnage est donc loin de se résumer à une trop forte
présence de la sensualité; bien d'autres facettes du personnage peuvent l'alimenter.
Il en est du livre comme de son héroïne: fourmillant d'invraisemblances et de rapprochements incongrus,
il répond au projet de rapprocher des époques fort différentes. Les corrections visibles sur
l'exemplaire de travail de Jeanne d'Arc en portent la trace, témoin le remplacement quasi systématique
des temps du passé par le présent. Delteil résume cet aspect de son œuvre et de lui-même
en 1930 en se disant "homme perclu d'anachronismes". Anachronismes omniprésents dans Jeanne d'Arc
comme , lors de la scène du couronnement à Reims, "la musique armagnaque(qui) joue la Marseillaise"
ou encore cette audacieuse réincarnation de Jeanne en une "dactylo ou peut-être vendeuse aux
Galeries La Fayette" . Delteil inscrit même la référence à l'un des plus fameux
scandales littéraires du temps, La Garçonne de l'écrivain Margueritte dans un rapprochement
entre le personnage de Monique Lerbier et Jeanne d'Arc. Très sérieusement, la comparaison réaffirme
la liberté de pensée, d'action et l'androgynie de l'héroÎne qui tiennent autant à
sa complétude qu'à sa tenue vestimentaire de femme d'armes. Ironiquement, elle montre comment Delteil
joue avec le contexte des années vingt, dans un registre qui est celui de la provocation.
La nouveauté du style s'affiche ici dans des choix sémantiques, par le goût des mots nouveaux
ou prosaïques, à la suite d'Apollinaire . L'abolition des distances passe par ces choix linguistiques
autant que par la pratique systématique de l'intrusion du narrateur, motivée par la passion dont
nous le savons habité pour son héroine mais aussi par un désir permanent de confrontation.
La modernité de l'œuvre doit beaucoup à ce souci permanent de créer "un art direct",
sorte de primitivisme esthétique traqué par Delteil. Il s'agit avant tout d'abolir les barrières:
celle de la communication lecteur-narrateur-personnage autant que celles qui séparent les siècles.
* * *
La Jeanne d'Arc de Delteil, créature originale et originelle, n'a pas manqué en tout cas d'abolir
les barrières entre les arts: n'a-t-elle pas séduit, outre son illustrateur L. Touchagues, le cinéaste
Carl Theodor Dreyer, pour qui Delteil écrivit La Passion de Jeanne d'Arc en 1927, adaptation qui servit
finalement assez peu à la réalisation du film dont Falconetti, Antonin Artaud , Michel Simon notamment
ont été les grands interprètes?
Et, moins souvent évoquée parce qu'avortée, la tentation de Maurice Ravel de donner à
son tour une version musicale de l'épopée delteillienne, opéra auquel, pour des raisons de
santé, il renonça finalement.
Puisse-t-elle, aujourd'hui, abolir à nouveau les frontières entre Delteil et ses lecteurs orléanais
de souche ou de cœur, à qui, il adresse, par ville interposée, ce qu'on n'oserait appeler un vibrant
hommage :
" Orléans, Orléans, te voici, centre de mon livre, objectif de Dieu, nom-titre! Te voici, citadelle
d'herbe et de fer, comblée par la nature et par l'Histoire. Tu brilles avec tes marchands de draps et tes
chers vinaigres et tes tonnelleries odorantes et tes orfèvres gras au premier rang des cités de l'illustration.
Dans tes syllabes pleines d'oxygène et d'énergie je reconnais ta puissance physique et les essors
de ton orgueil nourri de viandes et de fruits?. Quelque chose de fier et de frais, comme un mélange d'eau
de Loire et de canons et de cœurs me monte avec contentement à la gorge au seul prononcé de ton nom,
Orléans, Orléans, verte assise dans ta plaine à pêches et à blés, Orléans
des sièges debout sur le chemin de la mer, Orléans de la Loire, des Ballades et de Jeanne d'Arc!"
Marie-Françoise Lemonnier-Delpy