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LES MILLE ET UN NARRATEURS
Dans les épopées de Joseph Delteil sur lesquelles a porté notre travail comme dans bien d'autres
textes, la figure du narrateur épique pour aussi hégémonique qu'elle paraisse s'entoure cependant
d'une nombreuse progéniture de petits et grands narrateurs en tout genre.
Cette polyphonie, constitutive de la modernité de notre auteur, semble à première vue illimitée
dans ses innovations et ses inventions. Sous l'égide du narrateur qui dit "je", de multiples voix
qui vont d'énonciateurs, locuteurs anonymes, aux héros ou à des personnages apparemment subalternes
de l'épopée, se succèdent voire se répondent, se fondent ou se concurrencent.
Cette situation qui peut sembler confuse au lecteur qui ne sait plus où il en est contribue fortement à
brouiller les pistes… Or ce brouillage enrichit le récit épique car les changements d'énonciation
passent souvent par des variations de point de vue parfois radicales. S'y ajoutent d'ailleurs d'aussi surprenants
changements de style qui animent le récit épique d'une vie propre et donnent un aperçu de
la palette stylistique fort riche de Joseph Delteil.
Dans cette conversation entre plusieurs voix, le lecteur hésitant ou perdu peut toutefois déceler
une rencontre entre passé et présent dont l'épopée a toujours été le
lieu. Il peut également mesurer la relativité d'un regard sur l'histoire qui , quant à elle,
est nouvelle dans le genre épique mais que Delteil introduit en adoptant les analyses de parties adverses.
Dans Le Vert Galant , notamment, celles des Protestants et celles des Catholiques, bien évidemment opposées
mais aux accents également francs et partisans. Le tout contribue à souligner le pérennité
de l'aventure épique qui échappe aux seules vicissitudes de son temps pour apparaître, malheureusement
et joyeusement, toujours moderne, parfois exaltante aux yeux des lecteurs d'aujourd'hui ou de demain. Le conteur
de L'épopée des Taxis , dans Les Poilus , nous le rappelle depuis son 3ème millénaire
encore bien lointain…
Delteil n'a pas choisi de promener un miroir le long d'un chemin mais plutôt d'enregistrer les discours qui
ponctuent les siècles, se répondent ou se contredisent, en français voire en franco-"patois
" , en français mâtiné ou rehaussé d'occitan. Néanmoins, ce concert de voix
narratives est organisé, maîtrisé par un chef d'orchestre omniprésent. Ce mentor qui,
rappelons-le, affirme son existence corporelle et la toute-puissance de ses cinq sens, se confond, pour commencer,
avec la plume dont, dit-il,"jaillissent" les mots, quand bien même les manuscrits de la Bibliothèque
de Montpellier prouvent qu'ils ont été mûrement réfléchis et choisis. Nul ne
s'en étonnera!
Par amour pour son héros - qu'il aime et qu'il déteste parfois simultanément comme il le confesse
dans ses notes préparatoires à La Fayette - le "je" du narrateur est omniprésent.
Dans l'esprit et dans la pratique de Delteil, la subjectivité n'équivaut ni au mensonge ni à
la trahison. Elle est la seule voix d'accès à l'intériorité du héros qui mobilise
toute l'énergie du créateur.
Ce créateur libère alors une parole : le narrateur delteillien sera conteur, avant tout. La présence
constante d'interjections, d'onomatopées l'atteste : Delteil recherche l' instantanéité, la
simultanéité entre l'événement et le discours qui se charge de son évocation.
Le narrateur-conteur se caractérise par ses tics de langage, ses formules personnelles, à multiples
sens tels les fameux "à poil", "en cinq sec" ou "en vrac". Ces expressions
laconiques et suggestives cimentent l'ensemble de son œuvre bien après les textes des années vingt
sur lesquels nous nous sommes penchée. Elles en introduisent également toute l'ambiguÎté
puisqu'en l'absence fréquente de toute ponctuation spécifique, guillemets ou points d'exclamation,
elles sont attribuables à tous les narrateurs présents. De ce fait le discours interjectif n'est
pas ornemental mais essentiel : il mélange les niveaux de langage, parasite tous les types de discours.
Il trouve en outre un appui crucial dans une autre caractéristique de la narration delteillienne, toujours
imputable à la figure du narrateur principal : sa théâtralité. Le metteur en scène
ou régisseur du récit s'adresse effectivement à son lecteur comme à ses personnages.
L'interpellation crée une situation de conversation dans laquelle le conteur ne laisse pas au public le
temps d'opiner mais entérine, dans un faux dialogue, la réaction qu'il programme. La description
du Poilu qui exige toute la sympathie bienveillante de l'auditeur-spectateur utilise ce procédé :
" Il (le Paysan-Poilu) se tient là, dans son trou, tapi comme ces blaireaux, ces fouines qu'il connaît
bien. Creuser le sol, ça le connaît, n'est-ce pas!" ( Les Poilus, p 92)
Par des questions-réponses, par des reprises de mots, le narrateur met en scène son discours en invitant
à la réplique et en le soumettant à l'assentiment public.
La narration est alors le lieu d' échos multiples, au sens propre et au sens figuré. Il symbolise
le travail mené par Delteil sur son écriture. L'écho renforce en effet l'oralité de
son discours comme au début des Poilus . Cette voix qui semble n'appartenir à personne a les inflexions
d' une parole de vérité, quasi sacrée car elle annonce ce qui va survenir, à savoir,
dans ce contexte, la guerre!
Et en même temps, elle a un pouvoir démystificateur évident ce que sa présence dans
La Fayette illustre parfaitement . Elle rejoint alors une autre composante de la théâtralité
de la narration : le méta-discours du narrateur avec ses apartés, commentaires qui mettent également
le discours premier, officiel, à distance pour mieux l' avérer ou le ruiner. Le régisseur
de la narration entend ainsi utiliser et maîtriser toutes les voix jusqu'à celles de la contestation
de son propre récit et ce, dans un esprit frondeur face à la légende mais aussi autoparodique
et ironique évident.
Il élargit ce faisant son champ d'expression sans craindre les ruptures de ton comme pour mieux accentuer
ses dires ou dénoncer des situations sanglantes ou injustes. Il offre à partir de là le visage
d'un idéologue aux analyses politiques parfois loufoques, parfois parfaitement inscrites dans leur époque,
à l' instar de sa vision d' une union européenne fort redevable au projet d' A. Briand. Ce narrateur
-ci diffère encore des précédents tout en servant une vision de l' histoire qui comporte ses
propres paradoxes. Tantôt il dénonce les réalités de la guerre comme dans le chapitre
La naissance du Poilu dans Les Poilus ; tantôt il les célèbre gaillardement comme dans l'épopée
napoléonienne, dans celle de Jeanne d'Arc ou du Vert Galant. La polyphonie énonciative sert, bien
sûr, cette variété des approches. Delteil ne s'en cache pas puisqu'il choisit délibérément
de pasticher son propre rôle de conteur, détenteur de la vérité. Dans Jeanne d'Arc ,
il confirme avec humour qu'il "n'est pas assez barbu pour être historien" et qu'il faut se défier
des discours sérieux et définitifs sur l'Histoire :
"On boit de l'eau à la régalade. Les mérites de l'eau sont infinis(…) L'eau possède
des dons extraordinaires, et notamment l'eau de Domrémy ( je m'en suis assuré)"
Juge de lui-même, le narrateur n'exclut pas de se citer et de se critiquer comme dans son portrait-pamphlet
de Joffre dans Les Poilus . Fait exceptionnel, il reproduit un texte antérieur à son épopée,
texte dont il fait en apparence la critique mais qu'il nous livre bel et bien tel qu'il l'a écrit…
Ailleurs, il abandonne purement et simplement son époque pour devenir un simple personnage de l'aventure
en cours. Par un effet de focalisation interne qui passe par l'utilisation du "nous" ou du "on",
le voici par exemple simple soldat, perdu dans la masse. Cela rend possible un déplacement de l'axe de vision
voire, quand les narrateurs-principal et personnages- se succèdent, un balayage du champ de l' action. Ce
narrateur-personnage, distinct du "je" dont nous avons jusqu'à présent dépeint les
mulpiples facettes( amoureux, conteur, metteur en scène ou juge de lui-même) peut alors être
témoin. Rien ne permet parfois de noter le passage d' une instance narrative à l'autre puisque le
pronom indéfini "on" reste souvent en usage dans tous les cas de figure, avant de laisser place
au "nous" qui rend la focalisation interne généralement plus visible. Ainsi, dans Le Vert
Galant , voit-on le narrateur se fondre soudainement dans la troupe gasconne qui accompagne Henri IV et nous livrer
ses impressions de soldat. Par ce biais, il s'adresse à nous depuis le XVI ème siècle tandis
qu'ailleurs il retrouve son rôle premier et le XXème siècle pour juger avec clémence
l' époque de son héros béarnais .
Néanmoins, ce narrateur sait aussi s'éclipser pour que s'expriment directement , sans aucune entrée
en matière le plus souvent, des personnages réels ou fictifs issus des épopées en action
dont les dires ou les écrits peuvent avoir valeur de témoignages.
Au premier rang , se trouve le héros. Dans l'épopée il devrait beaucoup parler. Au lieu de
cela, peu de discours lui sont imputables directement car le conteur se charge de rapporter, en ses lieu et place,
les paroles de son protagoniste. Cette observation est vraie de presque tous les personnages historiques dont il
est question, y compris lorsqu'ils ont acquis la réputation d'avoir été des orateurs hors-pair,
érigés en modèles rhétoriques des générations durant. Le héros
raconte finalement peu : Delteil préfère offrir à son lecteur un florilège de petites
phrases, souvent laconiques, au service de la rapidité du discours principal. Quand il ne fait pas parler
tel personnage directement, sans procédé d' insertion, il le cite avec justesse ou fantaisie puisqu'il
lui attribue des propos à l'authenticité plus que suspecte. Ainsi, le narrateur principal prête
à son héros une parole pleine de surprises qui sait entretenir les clichés mais aussi les
rendre caducs. Par un jeu sur les temps, les citations, couramment au passé rendent le discours "authentifié"
par l'histoire plus éloigné que celui que construit et crée de toutes pièces le narrateur
pricipal et qu'il formule au présent.
On peut alors parler de renversement puisque l' authentique est mis à distance. Cela rapproche deux "je"
: celui du narrateur-autobiographe et celui du héros mémorialiste de lui-même. Effectivement
parmi toutes les voix que nous avons mentionnées, il en est deux qui se font écho car elles sont
celles de l'autobiographie.
La plus importante des deux en volume comme en nouveauté est bien sûr celle du narrateur principal
qui pour des raisons que nous avons déjà évoquées-son identification avec le héros
et la tentative de fusion réalisée par l'écriture- se raconte à travers des souvenirs
d'enfance ou l'histoire de sa "vocation d'écrivain". Des phénomènes de substitution
permettent de glisser d'une voix, celle du conteur aux souvenirs du Delteil autobiographe.
L'autobiographie souvent fragmentaire du héros lui répond ce qui abolit des notions temporelles trop
marquées (les vies semblent quasiment concomitantes). Ainsi, le héros épistolier apparaît-il
à son tour comme rival autant que comme modèle. Double du créateur sur un terrain auquel on
n'aurait sans doute pas songé de prime abord, il offre à celui-ci des textes célèbres
à remodeler. Le régisseur s'empare de ces propos ou de ces écrits qu'il intègre dans
son propre discours. Cet émaillage donne une impression de sédimentation du discours traité
en mineur sur le discours principal. Parfois même, faut-il encore le souligner, la confusion entre les deux
est possible et le texte suppose alors une double paternité.
Loin de s'éclipser comme nous avons pu le supposer, le narrateur principal cherche à mêler
et à fondre les discours. Ainsi s' expliquent les passages où les glissements d'un narrateur à
l'autre s'opèrent. La rupture brutale n'est pas systématiquement de mise dans cette attribution de
la parole.
On est ainsi tenté de considérer les autres narrateurs occasionnels présents dans nos œuvres
comme des avatars du narrateur principal.
Pourtant c'est aller un peu vite en besogne puisque certains narrateurs apparemment subalternes, comme les soldats
sans qui aucune épopée ne serait possible, se voient attribuer un discours fort différent
de celui du conteur principal.
Delteil ne leur dénie pas une spécificité, au contraire : que l'on considère les lettres
de Mangefigue, dans Il était une fois Napoléon , ou celle dite "des tranchées" dans
Les Poilus, pour ne citer que ces deux exemples, on y observe des styles fort différents, voire opposés
mais qui rappellent l'attachement du narrateur à un discours direct, volontiers fautif ou faussement tel.
En enrichissant la liste des narrateurs de ces soldats, non seulement Delteil rend justice à leur rôle
mais il souligne la fausseté du discours officiel , la souffrance des troupes. Ici, la souffrance est dite
brutalement, dans un style cru, sans fioriture et sans grand souci grammatical, devenu bien annexe. Là elle
est quasiment mise en scène et métamorphosée au profit d'un tableau culinaire( les soldats
font ripaille, comme ils peuvent)où le style est aussi saturé de références et jeux
langagiers que la table semble dégoulinante de victuailles, tout à fait gargantuesque. Mais surtout,
Delteil peut rendre manifeste son plurilinguisme, qui constitue le pendant de la polyphonie énonciative.
Autant de narrateurs, autant de styles possibles, proches ou antithétiques. Et, dans un paradoxe profondément
delteillien, tous sont dans un seul et inversement…
La multitude des narrateurs invite donc le lecteur à percevoir des discours sur l'histoire très différents
les uns des autres; à comprendre qu'aucun d'eux ne saurait être autonome. La mobilité de l'instance
principale, ses nombreuses facettes, comme une toile cubiste, traduisent la volonté de Delteil d'explorer
les mille et une façons non de raconter une histoire mais de capter les réactions de tous, protagonistes,
conteurs et lecteurs confondus. En somme, il se verrait bien , en fanatique lecteur d'Aristophane, doué
du don "le plus divin du monde, qui est le don de Protée", celui-là même qui, ajoute-t-il,
garantit un rôle qui "n'est pas de mesurer mais d'habiter l'être"…
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