PIERRE SOULAGES PAR J. DELTEIL
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C’est un homme événementiel, et qu’il faut voir au temps de l’incarnation, du haut de l’an 2000, ou 3000. J’ai toujours cru à la grande jambe comme au signe du génie. Il est grand comme tous les Césars, le front trop haut, ses épaules de ruthène, son application, sa science de débater, le ton de qui vient de loin, la face lumineuse et comme enchantée, l’air un peu d’un ange qui s’esclaffe, l’œil tous azimuts qui départage souverainement l’ombre et la lumière, je ne sais quelle mathématique au fond des choses, et par dessus tout le cœur.

L’exposition Pierre Soulages à Montpellier, c’est une date, à tous les points de vue. D’autres ont dit, diront les mystères, la grâce, le tonnerre de cette peinture, se rouleront dans les nuances et mettront les points sur les i. Moi maigre paléolithique, je ne connais que le fondamental. Je ne sais que " jeter un coup d’œil " sur la chose en soi, le premier coup d’œil de l’enfant (j’en reviens toujours à l’enfance), faire en somme le cadran solaire, et m’écrier soleilleusement : c’est une libellule, c’est un lion, c’est un peintre. Ou plutôt à propos de Pierre Soulages : c’est le peintre lui appliquant instinctivement l’article le pour marquer ce qu’il y a de rare, de congénital et de providentiel dans l’espèce, comme dans mon pays on dit non pas un lièvre mais le lièvre.

Peindre, l’immense mot ! La peinture est chose élémentaire, le jeu de la terre et du ciel (un peu comme écrire, nonobstant le mince sens écolier, n’est qu’éveiller toutes les images du monde avec quelques caractères d’imprimerie sur du papier blanc). J’imagine qu’on crée un tableau comme on plante un arbre. D’abord inventer, découvrir la charpente, comme du haut d’un avion on découvre par transparence l’ossature d’une ancienne villa romaine.

Le Noir et Blanc c’est prendre la peinture par les cornes, je veux dire par la magie. Les couleurs sont des folles, la tentation du papillon, les fleurs païennes de l’Histoire, les miettes de l’esprit, les confetti. Au commencement seul règne, sur le pavois, le grand Noir monothéiste, le vrai Dieu.

Pierre Soulages, je l’ai vu de loin comme à la loupe naître, prospérer et s’épanouir comme j’ai vu un jour s’épanouir pétale à pétale sur l’étang la fleur de nénuphar.

Je le revois toujours à ma table de travail il y a 33 ans, il arrivait à bicyclette de son mas de la Valsière, à 800 mètres d’ici. Depuis cette époque Soulages est toujours resté mythiquement, sentimentalement, esthétiquement, enfantinement mon voisin, j’allais dire (orgueilleusement) fraternel, aussi près l’un de l’autre que de la Valsière à la Tuilerie.

Que voulez-vous que je vous dise de cette peinture ! Je l’aime ! Que voulez-vous que je vous dise de cet homme ! Je l’aime ! Qu’est-ce-que l’amour ?

Joseph Delteil

(A propos de l'exposition au musée Fabre
et à la galerie Frédéric Bazille,
25 juillet-12 octobre 1975)

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lire de JACQUES LAURANS, PIERRE SOULAGES (TROIS LUMIERES), éditions FARRAGO.

Le peintre Pierre Soulages, on le sait, n'utilise guère que le noir pour peindre ses toiles. Au pinceau, au couteau ou à la spatule, le noir qui recouvre dans ses plus récentes oeuvres la totalité de la toile lie la forme à sa matière même et fait sourdre une lumière qui tire sa force de sa densité. L'écrivain Jacques Laurans est un amoureux des cinémas d'avant, où la vie surgissait à la fois sur la toile et dans la salle. Le peintre vit à Sète, l'écrivain à Montpellier; il n'était donc pas incongru qu'ils se rencontrent. C'est bien depuis cette rencontre et cette amitié que Jacques Laurans propose trois courts textes autour de Pierre Soulages. Excepté le dernier texte, consacré aux vitraux de l'abbatiale Sainte Foy de Conques, l'ouvrage prend donc résolument la voie du témoignage. Il s'agit, pour Jacques Laurans, de restituer la découverte que fut d'abord pour lui de voir (de regarder, de contempler) les toiles de Soulages chez lui, sur le Mont Saint-Clair. Et de ce rendre compte qu'"il n'existe pas de peinture abstraite" et que les tableaux de Soulages "se mêlent aussi à l'atmosphère des astres (...) et participent à la même énigme de ce qui s'offre d'abord comme naissance, fondation, signes du monde, alternance du clair et de l'obscur".