Le Vert Galant de Joseph Delteil
"Bah! c'est notre plaisir à nous de gratter l'Histoire, cette vieille dalle funéraire, toute
couverte de plâtre, de mousse, de bouses de vaches, notre plaisir d' y chercher parmi la pierraille où
nous jouions aux osselets et où nous attrapions à l'affût le féérique lézard
gris , d'y chercher enfantinement un simple tibia, un battement de cœur. Le "Béarnais", "Nouste
Enric" : parbleu!
Ces mots qui ne servent pas d'introduction au texte épique de Delteil marquent tout de même avec netteté
les contours du récit que leur auteur revendique et qui sont ceux de l'invention. Ce qui "pourrait
s'appeler : l'Histoire psychologique" s'oppose au "document", dont il tient compte, "bien sûr"
mais qui ne constitue pas l'essentiel.
Cette déclaration de principe éclaire en effet la lecture de l'œuvre : enracinée dans l'enfance
du narrateur principal - le mentor de tous les énonciateurs convoqués - l'écriture du Vert
Galant exhale des odeurs, saisit directement son personnage qu'elle s'approprie. Elle s'attache à le faire
revivre corps et âme en respectant même l'ordre hiérarchique qui fait de l'âme, en des
termes ailleurs nietzschéens chers à Delteil, les "ailes" du corps. Avec Le Vert Galant
, Delteil double en outre sa vocation de conteur épique de celle de porte-drapeau du midi languedocien dont
il ne manque pas de faire la théorie. La revendication en patois, en langue d'Oc s'entend, de l'appartenance
d'Henri au monde de Delteil, a des conséquences scripturales fondamentales : elle ouvre le lecteur au bilinguisme
omniprésent du conteur épique; elle lie la naissance de la biographie passionnée à
l'histoire de ce même conteur, histoire à la fois personnelle, intime et collective. Ainsi elle détermine
la genèse de l'œuvre dans tous les sens du terme : genèse cachée, seule perceptible dans le
dossier génétique et genèse représentée dans la construction finalement offerte
par Delteil à ses lecteurs.
* * *
Aux sources du Vert Galant
Aux sources du Vert Galant on trouve La Belle Corisande ( Paris, 1930). L'essai devient ensuite l'ouverture du
Vert Galant, tandis que Henri IV, de personnage secondaire , si l'on en juge par le choix des titres, occupe désormais
la première place.
Ce renversement représente aussi le plus important collage de l'œuvre qui en comporte d'autres. On se souvient
que dans La Deltheillerie , alors que l'autobiographe évoque sa " Saison en littérature",
il avoue simplement :
" Je faisais des collages : des mots, des phrases entières collés dans mon
texte" .
Le collage appartient à la génération des années vingt. Procédé à
la fois pictural et littéraire dont les cadavres exquis ne sont somme toute qu'une forme extrême,
très prisée des Surréalistes, il prend des aspects variés. Delteil s'en tient à
une pratique maîtrisée de cette technique. Entendons par là qu'il ne puise pas au hasard dans
ses écrits et qu'il ne se soumet pas aux aléas d'associations incontrôlées entre plusieurs
textes, même d'une seule plume. Quand il utilise ce procédé dans la composition du Vert Galant
, il n'en est ni aux balbutiements de cet " art", ni à son coup d'essai. Il y a déjà
recouru dans ses précédentes œuvres. Toutefois, de Jeanne d'Arc auVert Galant, que de différences…
Là, il renforce l'unité de l'ensemble, se refusant apparemment à tout collage, si l'on en
croit ce que montrent les tapuscrits et notes de cette œuvre. Ici, à l'inverse, tout est collage : Le Vert
Galant naît donc de La Belle Corisande dans laquelle Delteil insère déjà des textes
antérieurs, articles publiés comme celui sur l'amour paru dans le premier numéro (décembre
1924) de La Révolution Surréaliste ., seule et unique contribution de notre auteur à la revue
phare du surréalisme qu' il élimine finalement. Généralement, les passages qui viennent
se greffer sur le corps de l'épopée introduisent des références autobiographiques et
anachroniques. L'étude du dossier génétique de l'œuvre en apporte des preuves. Ainsi, l'évocation
par le narrateur de ses chasses nocturnes avec l'oncle Trivulce devait initialement former une Préface.
Delteil choisit de fondre ce récit autobiographique dans le texte même, réaffirmant l'importance
de son expérience de jeunesse, des sensations -bruits et odeurs- qui à son sens ont offert et offrent
les meilleures introductions à l'aventure henricienne. Il réitère ce procédé
qu'il double d'une valeur littéraire auto-référentielle, au texte des Poilus , lorsqu'il rapproche
l'"armée huguenote" des "troupes sénégalaises". .
Les trois autres greffes réalisées dans les avant-textes jusqu'au texte définitif présentent
apparemment des caractéristiques bien différentes : elles concernent effectivement des textes autonomes
de réflexion générale sur des sujets divers : le printemps, la cueillette des champignons,
le désir n'ont apparemment rien de commun. Or, ces types de collages mêlent souvenirs du narrateur
et recettes locales sur le savoir-faire. En les choisissant, Delteil manifeste aussi son attachement à certains
thèmes qui, le plus souvent transparaissent dans le cours du discours épique mais qui, pour une fois,
sont traités isolément ou presque. A y regarder de plus près, ils s'attachent tous trois à
des manifestations du rapport entre l'homme et la nature : ils constituent des sortes de chroniques de la vie naturelle,
de son éveil avec le printemps et le désir ou des tableaux pittoresques sur la vie paysanne. Ainsi,
l'évocation de la cueillette des champignons prend de fait la suite de l'initiation à la chasse par
l'oncle Trivulce. Or cette veine traitée ici en mineur dans des sortes de hors-texte sert de base au récit
épique : le héros se comprend à travers un déterminisme naturel puissant.
Les cinq exemples de collages que nous voyons dans les manuscrits s'ajoutent bien sûr aux effets de collage
que le lecteur perçoit dans les ruptures introduites dans le cours du texte. Effectivement, chaque collage
semble devoir s'insérer dans le texte tout en rompant le cours du récit. Ce paradoxe, dans lequel
nous lisons un signe de modernité, une volonté de brouiller certains repères, s'apparente
aussi à un jeu de substitution. Dans ce jeu, Delteil chercherait non à nous piéger comme il
le proclame, ailleurs, mais plutôt à nous déshabituer des libertés cachées du
narrateur par d'autres libertés dont la gratuité étonne mais n'est qu'apparente. La première
observation qui contredirait cette idée de gratuité est la constitution même de la biographie
épique où des strates de collages - ceux des sources (Rabelais, Montaigne, Agrippa d'Aubigné)
avant ceux du récit - font l'œuvre. En outre, l'épopée elle-même, fondée sur
la mémoire en réunit les résidus comme les formes les plus pures sans que le lecteur le sache
nécessairement. La seule différence serait dans l'exhibition, ici, de la technique de composition
par collage, dont l'art de la citation et l'intertextualité participent également, et non sa dissimulation
dans une fusion parfaite et indécelable entre des textes différents.
Delteil ne semble guère désireux de parvenir à cette fusion parfaite. Le collage qui, dans
Le Vert Galant , introduit directement les souvenirs de guerre du narrateur en témoigne dans la mesure où
le narrateur présente son propos en soulignant l'incongruité de l'association :
" Je ne sais pourquoi, cette armée huguenote m'évoque étrangement une autre armée
noire, ces troupes sénégalaises que j'eus l'honneur de connaître " ( etc.).
En même temps que le narrateur s'interroge sur les surprises de la mémoire, son observation est, à
l'écrit, ce que serait à l'oral une parenthèse dont le conteur sent l'étrangeté.
Nous pouvons y voir un indice de cette liberté de ton si chère à Delteil et dont la variété
des figures du narrateur offrira un autre exemple. Or, par cette remarque, Delteil ne sort de l'épopée
que pour souligner que les temps, passé et présent, se retrouvent en premier lieu dans la mémoire
individuelle puis dans l'histoire des hommes. Le collage est à la fois une technique de composition qui
permet de sortir de l'épopée et qui y reconduit. Ce procédé tend en effet à
rompre le cadre du passé mais aussi à rompre l'isolement de ce même passé pour faire
entendre ses échos dans le présent, fût-ce celui du seul narrateur. D'une situation inconfortable,
à mi-chemin entre plusieurs écrits et plusieurs temps, il a pour effet de briser l'isolement de l'œuvre
en lui conférant plusieurs aspects simultanément. En ce sens, il n'est pas gratuit.
Ainsi, les collages, qu'ils soient ceux que dévoilent les manuscrits ou ceux que perçoit le lecteur
ne se cachent pas. En somme, le narrateur assume leur présence voire la revendique en en multipliant le
nombre. Il n'introduit de justification ou simplement de lien avec le reste du récit épique que rarement,
préférant la superposition directe à l'art de la parenthèse savamment amenée.
Il refuse donc de jouer une comédie de l'insertion, il refuse le fondu-enchaîné et opte pour
une pratique plus personnelle comme il le fait d'ailleurs dans ses titres.
* * *
" Le titre, c'est le visage du livre "
Dans le cas du Vert Galant , la disparition du titre royal reflète les choix du narrateur, optant pour un
pseudonyme divertissant, privilégiant l'homme d'un pays, d'une nature et d'un climat, plus que le fin politique.
A ses yeux, Henri IV fut un sensuel et c'est ainsi, sans idéal vraiment défini, au gré de
ses intérêts et de ses envies qu'il a mené les affaires du pays. De plus son surnom lui est
propre alors que son titre n'indique qu'un ordre dans une dynastie. Ajoutons à cela que le sens du mot,
sa polysémie avaient de quoi séduire Delteil. Le vert galant désigne initialement " un
bandit qui se postait dans les bois " puis, si nous nous référons au sens attesté au
XVIIème siècle par Furetière " un jeune homme sain et vigoureux qui est propre à
faire l'amour ". Quoique la seconde acception de l'expression soit celle que l'on associe toujours à
Henri IV, la première peut aussi nous intéresser. Outre qu'elle rappelle le tempérament indocile
, fondamentalement hors-la-loi du héros épique, elle introduit en effet la dominante sylvestre (induite
par l'adjectif " vert ") et animale qui charpente l'œuvre, la table des titres et régit l'épisode
initial de l'épopée , celui de la chasse nocturne, de la "champêtrerie " interdite
avec l'oncle Trivulce que le narrateur évoque . Il ne faut pas non plus oublier que le terme " galant"
évoque la joie, que c'est encore le sens aujourd'hui du verbe occitan galar. L'adjectif "vert "
a en outre un sens linguistique que le narrateur n'omet pas de souligner dans le cours de son texte, à l'occasion
d'un portrait d'Henri IV :
" Farceur , éloquent , vif. La langue verte , le nez au vent . ( … ) " Maigre sire" , petit
" reyot " d'arrière- saison, sans la sève, le jet des plantes capitales" .
Ce passage résonne des multiples acceptions de l'expression " Vert Galant " que nous venons d'évoquer
et offre une belle palette du plurilinguisme, des langues présentes dans l'épopée delteillienne,
du français le plus familier au patois le plus usuel. Le choix du titre est donc pour le lecteur riche des
nombreuses intentions que l'auteur peut y mettre. La constitution de la légende d'Henri IV, sensiblement
différente de celle du " Bon roi Henri " a pu aussi motiver notre auteur dans son choix du surnom
comme passeport de son épopée. Plus qu'aucun autre, le Roi de France et de Navarre a inspiré
les créateurs de surnoms en tout genre dans un siècle où le goût du jeu de mots était
particulièrement vif comme en témoignent les épîtres de Marot ou les œuvres de Rabelais.
Bel exemple d'interaction entre titre général et titres secondaires, la table du Vert Galant ne décline
que noms de bêtes ou d'espèces assimilées si l'on veut bien entendre " Vert Galant "
et " Barbegrise" comme telles. L'homogénéité de l'ensemble est ici aussi patente
que dans l'épopée napoléonienne où quasiment tous les titres évoquent le monde
du conte de fées. Tous les chapitres, sauf un, portent le nom d'un être de poil ou de plume ou de
ses attributs: "poil et plume; la tourterelle; la chatte; le renard; Barbegrise ; le cygne". Il faut
voir dans cette permanence le signe d'une équivalence entre l'homme et l'animal, voire d'une métamorphose
possible du héros . Le titre générique ou non apparaît bien comme un microcosme de l'œuvre
mais aussi comme une réutilisation de clichés qu'il faut lire comme des formules polysémiques.
Pour ne citer qu'un exemple, la lecture du titre "Le cygne" est métonymique, largement interprétative
puisque, par sa place terminale dans la table, cet intitulé suggère vraiment le chant du cygne, la
fin glorieuse et touchante du héros. L 'écriture métaphorique de Delteil se double ainsi d'un
jeu sur les connotations et sur la place respective des titres. Le lecteur trouve dans sa comparaison des titres
confirmation du bien-fondé de son interprétation. En réalité, J. Delteil réactive
les clichés, comme il dépoussière ses personnages. Dans ses œuvres de la saison parisienne,
il joue du titre et produit aussi ses propres formules figées ; elles sont donc faussement nouvellement
figées ! Cet art du pastiche est à la mesure de la gestation de l'œuvre : de la réalité
avérée à la réalité rêvée par le narrateur en personne. Sa vérité
est autant digne de foi que celle que revendique l'Histoire ou la sagesse populaire.
On peut pourtant estimer qu'il garde toujours le souci du sens ou du moins de la suggestion. Delteil cherche, dans
les titres qui nous intéressent à rendre perceptible le texte lui-même. Cette intention se
lit aisément dans l'évolution des titres. Les premiers romans, affichent une plus grande indépendance
entre l'affiche et le texte. Par la suite, la corrélation entre les deux est plus étroite et la recherche
poétique, si elle reste formellement très liée aux pratiques surréalistes, ne poursuit
pas exactement les mêmes objectifs.
Cet art d'" étiqueter " chaque étape de la vie d'un personnage facilite en effet le parcours
du lecteur comme il souligne le caractère théâtral de cette existence. Il donne du livre une
image morcelée, tableau par tableau, sans marquer tous les liens qui existent entre ces scènes, ces
tranches de vie successives. Enfin, les titres du Vert Galant ont une valeur auto-référentielle forte.
Le cygne habite toute l'œuvre de Delteil, depuis le liminaire Cygne androgyne jusqu'au bien nommé Virginie
dans Saint Don Juan pour ne citer que quelques-unes de ses sublimes apparitions. Quant aux "poil et plume"
ils constituent des termes-clefs du lexique delteillien.
* * *
"Poil et plume"
Vue au travers de ses titres animaliers, l'épopée du Vert Galant a bien l'air d'une fable. Plus profondément
les titres renvoient à l'omniprésence du monde animal dans l'œuvre : cet univers de poils et de plumes
est celui de la chasse et de la violence qui résument l'histoire du XVIème siècle . C'est
la vision de l'entredévorement des espèces, selon le mot de François Mauriac, tels que le
narrateur la décrit, dans le récit de la "champêtrerie", en suivant sa mémoire
d'enfant, qui initie le héros épique aux horreurs de la guerre et qui permet simultanément
cette plongée dans le passé à partir du présent, de l'enfance. La voracité tant
sexuelle qu'alimentaire des espèces animales annonce celle du vert galant. Quant aux autres personnages
présents, tous prennent également les traits d'animaux domestiques ou sauvages.Or, Delteil n'invente
pas : il reprend et développe des portraits littéraires de l'époque. Catherine de Médicis
y est comparée à "une vieille chatte"; Jeanne d'Albret à "une vieille chouette"
. Ces comparaisons finissent par avoir raison de leur vrai nom et jalonnent tout le texte. Alors, la vie politique
n'est qu'histoire de "pièges", "souricière" dans laquelle les huguenots sont
des "oyseaulx" que la "vieille chatte" veut "prendre à la pippée" .
Quant au héros, il est "renard" , le plus souvent.
Les scènes de massacres présentes dans le récit se lisent donc en réplique à
celles de la chasse du début de l'œuvre. Le récit commence par une évocation d'un univers
épique, avec sa géographie où "depuis des milliards d'années ", les animaux"
sont aux trousses les uns des autres" :
" Ils sont tous là, du plus infime au plus colossal, du plus élégant au plus monstrueux.
La libellule a des mœurs d'apache, et le rossignol se nourrit d'élytres. Vous eussiez donné le bon
Dieu à la mante? C'est un phœnix de cruauté. L'araignée, n'en parlons pas. Mais la fourmi,
l'hirondelle et le vulgaire chat!… Tout s'entr'assaille,
s'entresaigne, s'entredéchire, s'entredépèce, s'entredévore, s'entresuce,
s'entreboit… De toutes parts, le sang gicle, ruisselle, crie, ahane, sanglote… Pas une bestiole la plus délicate
de la terre et du ciel qui n'ait du sang au bec, du sang à la barbe, du sang aux mamelles… Pendus pêle-mêle
aux flancs de la Nature, les fouines, les musaraignes, les lapereaux, les hérissons , les renards, dans
l'ombre chaleureuse, se gorgent magistralement les uns des autres. Cela évoque on ne sait quels rites, quelle
Foi. La communion du Sang… Les étoiles, là haut, sont de vivantes gouttes de sang…"
Dans une sorte d'universelle mêlée, les animaux s'ingèrent les uns les autres, évoquant
une chaîne sans fin où le plaisir est de la partie. Le narrateur constate sans juger. Il transpose
tout de même la scène à l'échelle du cosmos tout entier avec ces étoiles qui
" sont de vivantes gouttes de sang", évocatrices de l'astre mutilé d'Apollinaire. Par la
mutuelle "dévoration", nous retrouvons le thème de l'appétit qui mène le
monde - le héros épique plus que quiconque - et introduit, notamment dans l'univers mythologique,
l'histoire des hommes. Chacun des récits de massacre et de viol ou de violence collectifs retrouve cette
origine, apparaît comme une variante de cette scène du Vert Galant…
Il en est ainsi du massacre de la Saint-Barthélémy. La mise à mort qui est une image essentielle
de l'écriture selon Delteil est ici évoquée de façon théâtrale et ludique,
presque joyeuse même qui, le plus souvent, surprend, choque ou révolte le lecteur. Il ne faut toutefois
pas oublier que c'est là le ton d'un Rabelais décrivant le combat de Frère Jean des Entommeures
dans Gargantua -la parenté littéraire est évidente mais l'argument fort différent-
et que c'est aussi malheureusement celui des chroniques de l'époque. On y voit, si l'on se réfère
par exemple aux violences dont font état les sources historiques que le récit épique reflète
alors le point de vue des Catholiques et ne superpose aucun jugement moral à la présentation des
événements. Le tragique du massacre est comme occulté par le regard très distant sur
la souffrance et par l'attention portée exclusivement aux ridicules des situations de fuite ou des attitudes
des victimes. Il serait faux d'ailleurs d'imputer aux seuls Catholiques cette insensibilité foncière
: la description qui sera faite des exactions commises par les Huguenots ne les comble pas de vertus bien supérieures.
Néanmoins, la focalisation interne - ici le point de vue des Catholiques- renforce bien entendu la légèreté
du point de vue, légèreté perceptible dès l'entrée en matière:
" A tout seigneur, tout honneur! Eventré à coups d'épieu, dès minuit tapant, et
les tripes à tous les diables, va-t-en voir ad patres , Amiral, si les taupes parlent latin. Au même
instant, les as, le gratin, le super choix, tout à la ronde reçoit son compte, recta. On entend leurs
cris d'éclat, longs d'une toise, tombant à plat sur le pavé, comme des prunes. Et déjà
les premières arquebusades, çà et là, pètent au nez de la nuit " .
Les pages qui suivent sont de même tonalité et la narration se complaît dans l'accumulation
de détails plus horribles, traités avec grande désinvolture et humour noir :
" On ne voit que mécréants pendus à leurs fenêtres, non sans art, par les pieds,
par les oreilles, dévidant leurs boyaux avec leurs orteils, ou valsant sur leurs tibias. Ici une molle femme
sur son balcon, égorgée du sourcil au sein, a l'air d'arroser ses géraniums. ( …) Un autre,
maigre comme un oiseau -sa gentilhommière perche là-bas dans les sables landais- coupé menu
menu, fait le signe de la croix avec ses talons ".
Sur le plan éthique, on comprend que Delteil ne fait pas plus de sentiment quand il parle de la Saint-Barthélémy
que lorsqu'il évoque ce que Saint-François baptise "le carnage universel". * * *
Le chant du signe
La mort du héros donne d'ailleurs lieu à un traitement également distancié : le narrateur
apparaît alors bien souvent comme spectateur ou, mieux, comme metteur en scène de l'événement
ce qui est patent dans le récit de l'assassinat d'Henri IV où le point de vue est cette fois, nettement
cinématographique par la superposition de signes visuels et sonores :
" Et voici que tout ce sabbat entre au galop dans cette pauvre cervelle. Deux longues théories d'images,
les blanches et les rouges, se succèdent comme des girls dans ce cœur de music hall. Deux hommes, l 'amoureux
et l 'assassiné, cohabitent en cet homme; puis se précipitent l 'un vers l 'autre, cinématiquement.
Suprêmes minutes d'un fantastique match de vitesse…On entend instinctivement le gong…Et c'est alors que le
Destin mobilise son feu d'artifice majeur. Les fusées sanglantes, les fusées nuptiales montent de
toutes parts … en lis, en ossements, en couteaux… "
L'intérêt de ce passage est de pousser à l'extrême la distanciation du regard, via l'anachronisme
notamment, qui théorise, qui met quasiment en équations les derniers moments du héros. Tout
semble obéir aux lois de la cinématique mais aussi à une mise en place de la succession des
plans du film de la mort d'Henri IV. Cette mort est décomposée comme une suite, mécanisée
: elle se déroule selon une logique que rien ne peut arrêter.
Or, si cette mécanisation transparaît dans d'autres textes et notamment dans les épopées
de La Fayette et de Napoléon, elle est ici poussée à l'extrême. Cette stylisation marque
le passage de la tradition à la modernité. Tout se passe comme si Delteil cherchait à rendre,
avec les instruments que lui offrent le cinéma, la peinture, le déroulement des événements.
Le jeu typographique mis en place dans les dernières pages duVert Galant allie d'ailleurs souci de modernité
et de simultanéisme. Delteil présente les événements dans leur concomitance en les
relatant sur deux colonnes, la progression de Ravaillac face aux derniers agissements du roi. Cette mise en page
originale est toutefois annoncée dans le cours du récit par l'usage des blancs et des séparations
typographiques à la fin du chapitre IV. Elle l'était aussi par le recours aux caractères italiques
dans La Fayette.
Simultanément, il respecte parfaitement la tradition et la logique du drame qui fait que rien ne peut arrêter
le " Destin" comme le dit le narrateur: le temps de la mort du héros est traversé de signes.
Elle rejoint le récit de sa naissance. L'agonie, le supplice du héros sont accompagnés de
signes que le narrateur voir le héros lui-même perçoit. Henri IV à qui " un livre
d'astrologie annonçait sa mort pour 1610 " voit les avis se multiplier autour de lui "prédisant
(son) assassinat" .
" Lui, il sentait ces deux monstres sur sa tête, le souffle et le piétinement de la fatalité.
Qu'il n'était que l'enjeu des astres…Et que voici le cinquième acte…" Il faut quitter tout cela!…
" murmurait-il. Il portait " un habillement de satin noir égratigné. "
Cette lucidité du héros est bien l'un de ses traits les plus marquants. Elle s'accompagne d'un fatalisme
certes moins surprenant chez le Vert Galant que chez un autre mais apparemment contraire à l'insoumission
qu'on lui connaît. En fait, il reste tout de même insoumis et libre dans la mesure où les conseils,
les menaces les plus précises n'arrêtent en rien son désir et que la conquête de Charlotte
prend le pas sur la prudence la plus élémentaire. Cela revient à dire aussi qu'il y a, dans
la mort du héros, comme un mouvement suicidaire et qu'une fois encore, il va au-devant de l'événement,
de ce qu'il baptise " le cinquième acte".
Véritable régression, les derniers moments du Vert Galant sont aussi l'occasion de reposer la question
qui hante Delteil à propos de tous ses héros : Est-il "enfant parmi les hommes , ou homme parmi
des enfants? " Comme ses frères épiques, rêve-t-il?
* * *
"Nouste Enric"
Henri IV est , dans la Panthéon delteillien , l' exception . Il n' est pas de la race des rêveurs
. Il agit , chasse , guerroie mais ne s' abandonne ni au songe ni à la rêverie . Eveillé ou
endormi , il n' existe que dans et par la réalité qui
l' entoure .
Pourtant , les lieux dans lesquels il grandit sont propices au rêve . Bien plus
l' âme de l' Occitanie est "rêveuse" . Mais Henri IV semble imperméable à cette
influence . Il ne rêve ni sa vie ni sa carrière politique , si tant est qu' on puisse séparer
les deux. Il s' oppose en cela, non seulement aux autres héros de Delteil mais aussi aux deux partis en
présence . Catherine de Médicis, avant la Saint - Barthélémy, ne cesse de rêver
.Quant aux Protestants, ils rêvent de "descholastiquer , débyzantiniser l' Eglise pour la rendre
à la nature , au cœur " .
Dans le cas de Henri IV, enfin, ni idéal, ni plan politique vraiment concerté. L'homme de l'Edit
de Nantes apparaît ainsi comme un opportuniste et un matérialiste. Son épopée n' est
pas orientée vers la réalisation d'un idéal supérieur. Ses incertitudes religieuses,
son abjuration du protestantisme sont là pour en témoigner, selon Delteil . Le narrateur simplifie
son personnage ; il observe sa philosophie de l' existence aux antipodes de celle d' une Jeanne, d' un Napoléon
.
Le Vert Galant ne rêvera donc jamais si ce n' est à propos des femmes. Il y a une certaine cohérence
de la part du narrateur qui semble, pendant une partie du récit, privilégier l' évocation
de l' amour à celle des tractations politiques . Il garde ainsi à la femme ce qu' il considère
comme son apanage : la faculté de rêver et, partant, de faire rêver l' homme. La première
d' entre ces femmes est La Belle Corisande, associée à l' image d' une fée par Henri IV ,
jeune homme. Or, dans la vie de Corisande, le songe semble tout à fait essentiel. Il détermine son
caractère évanescent : elle semble en effet quelque peu privée de réalité .
La seconde n' est autre que Charlotte qui , dans une sorte de tableau très conventionnel , rêve et
surtout fait rêver le Roi : " Il rêve maintenant d' une Charlotte diaphane , mystique ".
Ainsi, l' absence quasi totale de rêve dans la vie du Vert Galant est rachetée par ses derniers moments
où il néglige les risques réels d' attentat en ne songeant qu' à son amour. Le rêve
devient l' auxiliaire du destin en même temps qu' il marque nettement la victoire du héros, tout à
son amour, sur la mort qui le prend en traître. Jusqu'à ce moment, l' effacement de toute dimension
spirituelle véritable laisse la place libre à l' évocation d' une époque marquée
par la philosophie de Machiavel, où le réalisme politique semble l' emporter sur tout autre considération.
Henri IV est entièrement attaché à la matière - chasse, repas, plaisirs de la chair
: il est un personnage trop baigné dans les plaisirs pour rêver, si ce n'est sur ces vieux jours .
Il désire plus qu'il ne rêve.
Il rejoint sur ce point son biographe passionné. Souvenons-nous que cet aveu qu'il ne rêvait point
valut à Delteil son exclusion sans appel du groupe surréaliste par Breton. Double du narrateur comme
tous les autres héros épiques de son Panthéon personnel, le Vert Galant a en outre le privilège
d'incarner le Sud, le pays d'Oc. La langue et la géographie sont à l'origine de ce qu'il faut bien
lire aussi comme l'histoire d'une vocation artistique . Cette autobiographie littéraire prend naissance
dans la biographie . Au cours du récit de la visite à Asté, dès le deuxième
chapitre, il nous est donné d'assister à la naissance d'une vocation littéraire, celle de
Delteil, que saisit le désir de raconter, d' " immédiatement" " évoquer"
Corisande. L'histoire du Vert Galant apparaît comme celle d'une initiation du narrateur aux secrets de la
nature puis comme le lieu d'une substitution puisque le point de vue usuel s'inverse et que les personnages des
siècles passé et présent vont à la rencontre les uns des autres. Cet élan dépasse
les assimilations du narrateur au héros , du héros au lecteur.
En vérité, jamais l'expression "Nouste Enric" n'a pu sembler aussi juste, au point même
de permettre à Delteil d'inscrire, aux termes de sa biographie épique, le mot "FIN" sans
même avoir vraiment évoqué cette dernière autrement que dans l'intériorité
de son personnage, intériorité qu'il partageait d'ailleurs dès les premières pages:
" Henri IV, que de fois je l'ai vu, senti, compris dans mes nuits animales d'antan"…Ainsi les frontières
temporelles s'estompent. Seule subsiste l' opposition entre le Nord et le Sud de la France. Or l'année même
de la parution du Vert Galant (1931) est aussi celle du grand bouleversement - personne n'ignore les graves problèmes
de santé de Delteil- et de la grande décision de quitter Paris pour la destination que l'on sait.
Le Vert Galant signe symboliquement les adieux de Delteil à la vie parisienne .
Marie-Françoise LEMONNIER-DELPY
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