En cette année 2013 où débutent les commémorations (2014-2018) de la Grande Guerre, il fait bon  relire Les Poilus. Quand il publie son épopée en 1926, Delteil qui passa la guerre à l’abri, sans l’avoir cherché, n’a pas  la légitimité des anciens combattants et écrivains qui ont été sur le front.
Mais son œuvre offre une grande variété de  tons et lui sert de tribune pour raconter, épiciser la guerre, tout en exprimant avec force ses jugements politiques et idéologiques. Il proclame, dans la Préface,  son hostilité à la guerre et son amour de l’homme.
La peinture des tranchées fait ainsi entendre au lecteur de 2014 les voix du polémiste,  du dénonciateur ironique et  celles du conteur et poète qu’est  Joseph Delteil.

J'ai la tête épique .

Je ne suis ni royaliste, ni communiste, ni fasciste, ni même républicain.

Je ne suis qu'un homme, un homme avec un coeur.

Aussi longtemps qu'il y aura des battements de coeur dans ma poitrine, aussi longtemps qu'il y aura un peu de bleu au zénith, aussi longtemps qu'il y aura des printemps sous le ciel et qu'il y aura des femmes au monde, je crierai : A bas la guerre!

Mais il y a quelqu'un qui est en dehors et au-dessus de la guerre : c'est le Poilu.

J'ai la tête épique. Je chante le Poilu.



Je chante l'Homme.

 

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CHAPITRE XIV


LA PAIX


Hélas !


Joseph Delteil
(1926), extraits des Poilus, Grasset, réédition Cahiers rouges 1987

Les Tranchées. Là règne un homme qu'on appelle le Paysan. Les Tranchées, c'est affaire de remueurs de terre, c'est affaire de paysans. C'est l'installation de la guerre à la campagne, dans un décor de travaux et de saisons. Les Tranchées, c'est le retour à la terre.
En fait, il restait surtout des paysans dans les tranchées. A la mobilisation, tout le monde était parti gaiement. Se battre, le Français aime ça (pourvu qu'il y ait un brin de clairon à la cantonnade). L'offensive, la Marne, la course à la mer, un coup de gueule dans un vent d'héroïsme : ça va, ça va ! Avec un sou d'enthousiasme, on peut acheter cent mille hommes. Mais après les grandes batailles, dès qu'on s'arrêta, lorsque vint l'hiver avec ses pieds gelés, et la crise des munitions aidant, l'occasion, la chair tendre, les malins se débinèrent. Chacun se découvrit un poil dans les bronches, un quart de myopie, et d'ailleurs une vocation chaude, une âme de tourneur. Les avocats plaidèrent beaucoup pour l'artillerie lourde. Les professions libérales mirent la main à la pâte. Ce fut un printemps d'usines.

Le paysan, lui, resta dans les Tranchées.

Il se tient là, dans son trou, tapi comme ces blaireaux, ces fouines qu'il connaît bien. Creuser le sol, ça le connaît, n'est-ce pas ! Il creuse, de Dunkerque à Belfort, des lignes profondes. De l'époque des semailles jusqu'au mois des moissons, il creuse. A l'heure où le raisin mûrit, à l'heure où le colza lève, il creuse. Il creuse, dans la longue terre maternelle, des abris comme des  épouses, des lits comme des tombes. Chaque tranchée est un sillon, et chaque sape un silo. Ces boyaux, ils sentent la bonne cave. Mille souvenirs champêtres fleurissent dans les entonnoirs. La terre est une grande garenne. Les copains soufflent comme des vaches à l'étable. Le flingot a un manche de fourche. Et toutes ces armes industrielles, ces engins nouveaux comme des étoiles, ces crapouillots à quatre pattes, ces lance-mines et ces tas d'obus fauves, tout a un grand air animal, un air d'animaux à cornes. La lune est toujours la lune des prairies. Il y a un merle sur une gueule de canon. De la pluie, de la pluie qui fait germer les avoines. Et le vent des tuiles passe sur les hommes de chair.